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L’AVALEUR DE SABRES

Nul chef-d’œuvre de l’esprit humain n’eût intéressé le père Justin à un si puissant degré.

La lecture dura deux heures, pendant lesquelles Justin demeura immobile et comme enchaîné par son ardente curiosité.

Il n’avait pas été longtemps à deviner. Depuis ce matin, sa pensée était préparée, mais le long de ces pages où la verbeuse inexpérience du saltimbanque déroulait les faits avec lenteur, Justin cueillait les indices, cherchait avec passion la certitude.

La certitude était dans ce détail qu’Échalot, selon sa propre expression, avait gardé pour la bonne bouche.

Quand Justin fut arrivé au signe porté par mademoiselle Saphir que le bon Échalot avait décrit et nommé tout naïvement la Cerise, il laissa aller le manuscrit et resta longtemps absorbé dans son émotion trop forte pour le misérable état de sa cervelle.

L’ivresse était en lui combattue par son grand trouble, mais, plus forte que son trouble, l’ivresse inerte et lourde le gagnait.

L’heure du transport était passée.

C’était la réaction maintenant, l’abrutissement qui envahissait son esprit comme un épais brouillard.

Il disait tout bas d’une voix monotone :

— Ma fille… c’est ma fille !

Et il restait là, enchaîné par l’engourdissement vainqueur.

Il luttait en dedans.

C’était une lassitude inutile et son dernier signe de vie fut une grosse larme qui coula sur la paille au travers de ses doigts.

Ses bras se détendirent enfin et sa tête tomba pesamment sur ses deux mains croisées.

Le temps passa. Le soleil avait presque fait le tour de la maison, quand on frappa doucement à la porte.

Justin n’eut garde de répondre, mais celui qui frappait était habitué, sans doute, à ses manières, car la ficelle du loquet joua sans bruit et la porte fut ouverte.

Médor entra d’un air timide et respectueux. Son regard alla tout de suite au tas de paille et rencontra en chemin la bouteille à demi vide.

— Ivre mort ! murmura-t-il. Reste à savoir à quelle heure il a bu.

Il marcha dans la chambre en étouffant le bruit de ses pas et vint s’agenouiller auprès du lit.

— Justin, dit-il doucement, père Justin… monsieur Justin !

Le chiffonnier resta immobile et silencieux.

— Faudrait pourtant vous réveiller, reprit Médor avec un accent de prière impatiente. Je suis venu hier, je suis venu cette nuit, je vous ai trouvé endormi toujours, toujours… Voyons, père Justin, éveillez-vous.

Il avait prononcé ces derniers mots en affermissant sa voix. Le chiffonnier fit un mouvement faible.

— Éveillez-vous, répéta Médor qui poussa le courage jusqu’à lui secouer le bras.

Justin gronda d’une voix harassée :

— Je ne dors pas. C’est comme si j’étais mort.

— Oui, oui, parbleu ! murmura Médor, c’est comme ça, en effet, et