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L’AVALEUR DE SABRES

Il prit le cahier laissé par Échalot, l’ouvrit et en parcourut les premières lignes.

— À quoi bon ? continua-t-il en laissant retomber ses deux bras. Je sais leur histoire aussi bien qu’eux-mêmes. Ils ont raison, ces gens ; avec l’argent qu’ils ont gagné loyalement et durement, ils ont le droit d’acheter le bonheur… L’enfant sera bien à eux puisqu’ils l’auront payée.

Il y avait dans ces dernières paroles une amertume railleuse, un besoin de frapper qui ne savait à quoi se prendre.

Justin laissa échapper le cahier d’Échalot dont les feuilles s’éparpillèrent sur la paille.

— Ils l’ont appelée Cerise, dit-il encore, comme ils l’auraient nommée Rosette ou Réséda. Ah ! c’est dormir que je voudrais, dormir toujours !

Il revint au berceau et remua les pauvres petits débris qui le couvraient.

— J’avais une fille, pensa-t-il à haute voix, j’avais une femme… j’avais de quoi leur donner noblesse et fortune… et ma mère, qui me prenait tout cela, mourut à l’heure où je n’avais plus qu’elle pour me consoler ! Voici quatorze ans que je vis pour oublier et que je me souviens toujours. Justine aurait seize ans… Mais c’est une chose bien singulière, s’interrompit-il, qu’on m’ait volé ce portrait ! Entre misérables on ne se vole guère, et d’ailleurs le portrait n’avait point de valeur. Non ! il y a des gens qui sont condamnés plus sévèrement que les autres ! Moi, je n’avais plus rien qu’un portrait de femme avec un nuage dans les bras : l’image de mon cœur, ce portrait, le symbole de ma vie ! J’aimais cette femme aussi ardemment que le premier jour, mille fois plus ardemment qu’au temps de notre bonheur… et le nuage, l’enfant que je ne connais pas, je l’aimais, pour sa mère surtout… entre sa mère et moi l’enfant est le suprême lien… un nuage, un nuage !

Il se couvrit le visage de ses mains et un sanglot souleva sa poitrine.

— Ils m’ont volé ce portrait, mon pauvre bonheur, mon dernier souvenir ! Je ne la vois plus là, si belle que mon cœur se fondait à la regarder. Ils ne pourront pas effacer son image de ma mémoire, mais il y avait cela dans ma chambre, et maintenant, il n’y a plus rien. J’ai jeté l’héritage de ma mère au vent, sans rire, sans jouir et en grinçant des dents. Mais cela, je voulais le garder ; c’était à moi, c’était moi, Dieu n’aurait pas dû me le prendre.

Il continuait de chercher machinalement parmi les jouets poudreux et les petites hardes qui couvraient le berceau, mais à la différence de Lily qui, en présence des mêmes reliques, était tout entière à l’enfant, c’était vers la mère que le cœur endolori de Justin s’élançait.

Il aimait, cet homme ; au fond de son abrutissement apparent, il vivait et se mourait d’un grand, d’un terrible amour.

En cherchant, sa main rencontra un objet qui fixa tout à coup son attention. C’était un tout petit carré de canevas comme ceux que l’on sacrifie pour les premiers essais de l’enfant dont le caprice est d’apprendre à broder.

Justin s’accroupit auprès du berceau, tenant le canevas à la main et le considérant avec une attention attendrie.

C’était une relique de la mère, ceci, bien plus encore que de la fille.

On distinguait si bien les points réguliers que la jeune mère avait ajoutés au travail imparfait de l’enfant !