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L’AVALEUR DE SABRES

— Cerise ? répéta-t-il d’une voix énervée, je ne comprends plus guère, vous avez parlé trop longtemps.

Dans l’effort qu’il fit, la tête faillit emporter le corps. Échalot fut obligé de le soutenir.

— C’est la bourrique du diable, gronda madame Canada.

Justin, qui se levait en ce moment sur ses pieds, fixa sur elle son œil morne.

— Cerise ? dit-il encore ; pourquoi me parlez-vous de Cerise ?

— Parce que…, voulut répondre Amandine.

— La paix ! interrompit Justin. Vous êtes de bonnes gens ; je vous ai écoutés tant que j’ai pu. Il y a fille et fille… pour certaines, votre nom et vos rentes seraient un bienfait, mais pour d’autres…

Il eut encore son rire plein de lassitude, puis il dit :

— Laissez vos papiers, vous êtes de bonnes gens, lorsque je les aurai examinés je vous ferai deux consultations, une pour vous, une pour l’enfant. Allez-vous-en, je suis ivre.

Il prit le cahier des mains d’Échalot qui le regardait avec un respect mêlé de compassion.

— Quand faudra-t-il revenir ? demanda Amandine qui se leva bien plus lestement qu’on n’eût pu l’espérer de sa corpulence.

— Jamais, répondit Justin ; je n’aime pas qu’on vienne ici. J’irai chez vous. Il faut que je voie la jeune personne, pour savoir si vos bonnes intentions à son égard lui feraient du bien ou du mal.

Il les poussa dehors.

En descendant l’escalier, Échalot et madame Canada échangèrent un coup d’œil dans lequel dominait la vénération superstitieuse à eux inspirée par ce philosophe en haillons.

Un fois remontés dans le fiacre, ils lâchèrent la bride à leur besoin de parler.

— Pour étonnant, c’est étonnant ! dit madame Canada. Il vous commande comme si c’était un archevêque ; mais il n’a pas dit grand-chose de bon, à prendre et à laisser.

— Il a dit…, commença Échalot.

— Ah ! toi, s’écria la brave femme, tu as eu la parole tout le temps, c’est mon tour ! À mon idée ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’il se met comme cela en ribote avec ce qui me tiendrait dans l’œil. Moi, j’aurais bu la moitié de sa bouteille sans rien perdre de ma dignité… et toi aussi, bibi, il faut te rendre cette justice, tu portes la voile aussi bien que moi. Mais enfin, nous n’en savons pas plus long qu’avant de sortir de chez nous.

— Si fait, répondit Échalot qui était tout triste, nous en savons plus long.

— Que donc savons-nous ?

— Nous savons quelque chose que je n’aurais jamais deviné.

— Explique-toi, bibi, fît la bonne femme avec impatience.

— Nous savons, prononça lentement le paillasse, que nous ne sommes peut-être pas dignes d’être le père et la mère de notre belle chérie.

— Par exemple ! se récria madame Canada qui devint rouge comme un pavot : pas dignes !