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L’AVALEUR DE SABRES

Tiens, voilà que mes yeux s’éclairent. Oh ! le bon Dieu ! le bon Dieu ! Tu avais les yeux plus noirs, autrefois… mais tes cheveux, comme ce sont bien tes cheveux ! si doux, si doux ! ont-ils assez souvent caressé mon front quand je dormais !

« Et figure-toi, Justine, ma Justine, je les revoyais toujours avec une petite couronne que nous avions été chercher ensemble dans les blés, une couronne de bluets qui te faisait si jolie ! Mais tu ne te souviens pas de tout cela, toi, n’est-ce pas ma Petite-Reine.

— Non, répondit Guite en baissant les yeux sous l’ardent regard de la pauvre femme, je ne me souviens pas.

— Tu as tout oublié, même ce nom de Petite-Reine ?

— Même ce nom, répéta Guite avec une sorte de fatigue qui semblait n’avoir plus, pour cause unique, l’émotion du moment.

— C’est singulier, murmura la duchesse, tu étais bien petite, mais on a dû te dire… cet homme… Monsieur le marquis de Rosenthal…

— Mon mari, crut devoir interrompre la modiste.

— Ton mari, prononça madame de Chaves, somme si ce mot eût blessé ses lèvres, tu es mariée ! je ne peux pas m’habituer à cela, chérie !

— Et moi, s’écria mademoiselle Guite, heureuse de trouver quelque chose à dire, je ne peux pas m’habituer à vous appeler ma mère. Vous êtes si jeune et si belle, madame !

La duchesse sourit : elle ne pleurait plus. Son grand trouble semblait se calmer.

— Embrasse-moi, dit-elle, bien comme il faut, et apprends vite à m’aimer !

— Je vous aime déjà, madame, prononça Guite avec effort.

— Tu ne dis pas bien cela… je ne sais… tu es sans doute trop étonnée ; tu ne sais pas encore ni ce que tu sens ni ce que tu penses. Oh ! chère enfant ! chère enfant ! allons-nous être heureuses !

Elle s’assit sur le divan et attira sa fille auprès d’elle.

— J’étais plus vieille que tu n’es maintenant quand je t’ai eue, reprit-elle ; tiens ! voilà un petit bracelet que tu portais, la veille du jour où tu me fus volée.

Elle lui montrait le bracelet rapporté par Saladin.

— Tu vois, continua-t-elle, car il n’y avait qu’elle à parler, et mademoiselle Guite restait là, de plus en plus embarrassée ; tu vois, nous étions bien pauvres : il n’y a que les enfants des pauvres à porter des objets comme ceux-là. Mais maintenant, je suis riche ! et si heureuse d’être riche à cause de toi ! Hier soir, il faut que je te dise cela, je t’ai peut-être gagné une grande fortune… M’écoutes-tu ?

— Oh ! oui, madame, dit Guite, je vous écoute.

Les sourcils de la duchesse se froncèrent, exprimant une véritable colère.

— Tu mets bien du temps à m’appeler ta mère ! prononça-t-elle presque durement.

Elle n’aurait point su expliquer d’où lui venait cette impatience qui agitait ses nerfs et qui ressemblait à du courroux.

— Je vous appellerai ma mère, murmura Guite machinalement.

— Bon ! s’écria la pauvre femme, remarquant pour la première fois la pâleur qui couvrait le visage de sa fille, voilà que je t’ai fait peur ! On dirait que tu souffres ?