Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
422
LES HABITS NOIRS

On peut dire que la préparation la plus parfaite possible ne sait jamais tout prévoir et fait un danger de tout ce qui n’est pas prévu. Elle n’est bonne d’ailleurs, qu’en face des gens de sang-froid.

Saladin n’avait dans l’esprit ni largeur ni hauteur, mais il possédait le don des cerveaux étroits : la subtilité.

Le premier venu ne serait pas arrivé à ce résultat de supprimer tout calcul par calcul ; le premier venu n’aurait pas non plus deviné que la suprême habileté, dans la circonstance présente, était de se tenir à l’écart. Saladin s’était retiré de parti pris, par réflexion, après avoir agité le pour et le contre et s’être dit : « Il n’y a pas là matière à l’avalage du moindre sabre. »

Or, dans son opinion, quand nul sabre ne pouvait être avalé utilement, c’était le signal du départ.

Chose singulière et prouvant assurément combien Saladin avait deviné juste : ce fut mademoiselle Guite qui rompit la première le silence par un mot qui exprimait son inquiétude involontaire et qui, dans la situation, était d’une profonde vérité.

— Est-ce bien vrai, murmura-t-elle pendant que la duchesse l’étouffait de baisers, est-ce bien vrai que j’ai une mère !

Elle ne pleurait pas, mais il y a des natures ainsi faites, et sur son visage bouleversé la pâleur remplaçait les larmes.

Elle souffrait. Ce n’était pas une méchante fille et, dans son étourderie, elle n’avait pas deviné l’angoisse de ce moment.

La vue de cette pauvre femme trompée qui se mourait lui serrait un peu le cœur.

Elle souffrait moralement ; elle souffrait aussi physiquement d’un mal que nous ne tarderons pas à dire.

— C’est bien vrai, oui, oui, c’est bien vrai ! répondit madame de Chaves sans savoir qu’elle parlait. Tu as une mère ! oh ! et comme elle t’aime, ta mère, si tu savais, si tu savais !

Les pleurs l’aveuglaient, elle essuya ses yeux d’un grand geste, pour regarder sa fille qu’elle n’avait pas encore vue.

Mais les larmes revenaient à flots. Elle était là, tout échevelée, et semblable à une folle, disant :

— Tu es là, et je ne peux pas te regarder. Je ne te vois pas. Est-ce qu’on peut devenir aveugle comme cela tout d’un coup ?

Guite cette fois ne répondit pas. Instinctivement et par pitié, elle appuya son mouchoir sur les yeux de la duchesse et en même temps elle la baisa au front.

Madame de Chaves l’enleva dans ses bras, ivre qu’elle était.

— J’ai senti tes lèvres, dit-elle, les lèvres de ma fille ! Tu es là, toi, que j’ai tant pleurée ! Dieu n’est pas assez cruel pour me défendre de te voir ! Viens au jour, viens, mène-moi ! que je te voie ! Je veux te voir !

Guite, obéissante, mais presque aussi pâle qu’elle, la guida en chancelant vers la croisée.

Madame de Chaves aperçut enfin son visage comme au travers d’une brume. Elle eut un éclat de rire spasmodique.

— Ah ! ah ! fit-elle, tu es belle ! mais tu es autrement belle que je le croyais… plus belle ! Certes, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que toi !