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LES HABITS NOIRS

qui fera votre succès à la première représentation. Vous avez été enlevée à votre noble famille, voici quatorze ans, et vous en avez seize, un peu plus, un peu moins. Hier, vous ne saviez même pas cela ; hier, vous saviez seulement… écoutez-moi bien, car c’est votre rôle, qu’un homme généreux, moi, le marquis de Rosenthal, dont vous avez payé la générosité par l’amour le plus tendre, vous recueillit sur une grande route où des saltimbanques, vos maîtres, vous avaient perdue. Vous pouviez alors avoir de six à sept ans. L’homme généreux vous éleva très bien. Il n’était pas riche ; mais vous n’êtes pas sans savoir confusément qu’il remua ciel et terre pour retrouver vos parents.

— Et puis ? dit Guite, voyant que son compagnon s’arrêtait.

— C’est tout, répondit Saladin ; il ne retrouva pas vos parents et vous épousa pour vous donner une situation dans le monde.

— Alors, je suis mariée ! s’écria la modiste qui retrouva un instant sa gaieté, mariée avec vous !

Saladin fit un signe de tête affirmatif.

— C’est drôle, dit Guite.

Puis, revenant à l’embarras de sa situation, elle s’écria :

— Mais nous voici déjà aux Tuileries ! Dans dix minutes je serai auprès de cette dame qui se croira ma mère… Que lui dire ?

— Exactement ce que vous voudrez, répondit Saladin.

— Mais encore…

— Racontez-lui votre propre histoire si votre histoire peut être racontée, ou l’histoire d’une autre, c’est bien égal ! dites que je vous ai mise en pension, puis en apprentissage ; faites, comme vous l’entendrez, le roman de notre mutuel amour… ou bien encore taisez-vous, soyez timide jusqu’au mutisme… enfin, comprenez bien que tout cela sera bon. Le mauvais, ce serait un rôle appris à l’avance et récité avec trop d’aplomb.

Ils traversaient la rue Royale, et Guite frémit en voyant la façade de la Madeleine.

— Je n’ai plus que trois minutes ! murmura-t-elle.

— Votre effroi m’enchante, répondit Saladin, vous êtes juste comme il faut que vous soyez… À propos ! trouvez moyen de glisser que nous avons fait ensemble le voyage d’Amérique. C’est nécessaire.

— Mais, dit Guite qui, en vérité, rougit pour tout de bon, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années : la cerise…

— C’est une bague que vous avez au doigt, répliqua Saladin, et qui vaut tous les parchemins du monde ; mais vous n’avez pas à vous en servir. La chose viendra d’elle-même en temps et lieu. La vérité, la vérité avant tout ! Si vous aviez une marque semblable, naturellement et depuis le jour de votre naissance, que feriez-vous ?

— Rien, répondit Guite, c’est pourtant vrai.

— Vous voyez bien. Votre rôle est simple comme bonjour. Le tout est de ne pas chercher la petite bête : c’est votre mère qui fera tout.

La voiture s’arrêtait devant la porte cochère de l’hôtel.

— Résumé, dit rapidement Saladin : trouvée sur la grande route à sept ans, souvenirs très vagues d’une vie de saltimbanque, et peut-être, dans les brouillards, l’image d’une femme penchée au-dessus de votre berceau… Élevée chez moi, dans du coton, adorée par moi et me le rendant avec