Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
414
LES HABITS NOIRS

— En voilà un homme barbu ! dit mademoiselle Guite en jetant un singulier regard sur la joue glabre de Saladin. Mazette !

— C’est la toison d’une bête fauve, murmura le docteur, on ne dessine pas sur une fourrure !

— Sans vous commander, répliqua Languedoc, les diverses estampes dont se trouve jonché mon personnage ont été exécutées nonobstant le poil. Le poil n’y fait rien du tout, parce qu’il est dans la nature de l’individu.

— Il pourrait en revendre, murmura Guite avec admiration.

Languedoc se redressa fièrement :

— On le doit tout entier à la Providence ! répondit-il. La main des hommes n’y a rien ajouté.

Saladin, qui venait de se lever, traça sur une page de son carnet l’esquisse d’une cerise de grandeur ordinaire qu’il remit entre les mains du docteur en disant :

— Rouge ici, rose là, une nuance jaune dans cette partie, apparence veloutée sur le tout.

Le docteur avait l’air embarrassé.

— L’ami, dit-il à Languedoc, prenez quatre chaises, couchez-vous sur le dos et restez immobile ; nous allons essayer l’opération.

— C’est bien des façons, monsieur le médecin, répondit Languedoc, mais du moment que votre idée est comme ça, allons-y ; je suis ici pour obtempérer.

Il se coucha sur les quatre chaises, tout de son long, et demeura sans mouvement.

Guite commençait à s’amuser beaucoup.

— Ce garçon-là est superbe ! dit-elle à Saladin. Quand je serai princesse, je le prendrai chez moi. Pensez-vous qu’il se laisserait peindre aussi le dos ?

Le docteur avança une cinquième chaise, puis une sixième pour y mettre le plateau. Il déboucha successivement plusieurs fioles, et, après les avoir flairées, il opéra divers mélanges dans les verres.

Les liquides qu’il mêlait ainsi répandaient dans l’air de ces bonnes odeurs pharmaceutiques qui font craindre le voisinage des apothicaires. Ils avaient de belles couleurs, bleue, rouge, orange, et produisaient quelquefois au fond du vase, au moment du contact, de soudaines effervescences.

Languedoc était immobile sur son lit improvisé.

Samuel, après avoir broyé ses couleurs, choisit deux ou trois pinceaux et quelques petits instruments de chirurgie, puis, à la place indiquée, la seule libre, entre un coq gaulois qui était bon teint, puisqu’il datait du temps de Louis-Philippe, et une aigle impériale déployant ses ailes au milieu des drapeaux, au-dessus d’un groupe de canons, au-dessous de deux colombes qui se becquetaient avec sensualité, il commença à pointiller, à racler, à peindre.

Languedoc ne bougeait pas, il disait seulement de temps à autre :

— Tout un chacun a sa méthode différente ! C’est une branche des beaux-arts qui a bien gagné depuis le commencement de ce siècle.

Guite puis Saladin lui-même quittèrent le canapé pour venir regarder par-dessus le dossier des chaises.