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L’AVALEUR DE SABRES

— C’est cent mille piastres que vous vouliez glisser dans votre poche, dit Annibal Gioja qui n’avait pas entendu sa dernière observation.

— Comment ! s’écria au contraire Comayrol, trois millions cinq cent mille francs ! Où prenez-vous ce calcul ?

— Je suis sûr du chiffre de quinze cent mille francs, répliqua Saladin ; vous paraissez être sûrs du chiffre de deux millions. Les deux sommes doivent être distinctes, évidemment.

Jaffret dressa l’oreille comme un bon cheval de bataille qui entend le son de la trompette.

— Il a du talent ! répéta-t-il. Tirons la chose au clair. D’où viennent vos quinze cent mille francs, jeune homme ?

— Du Brésil, répondit Saladin, sans hésiter. Et maintenant que j’y songe, vos deux millions doivent venir de Paris.

« J’ai deviné ! ajouta-t-il, interprétant comme une réponse le jeu des physionomies qui l’entouraient. Avez-vous les moyens de vous appliquer les deux millions ?

Comayrol eut un geste noble.

— Nous ne sommes pas tout à fait des manchots, monsieur le marquis, répondit-il.

— Je précise, insista Saladin ; nous ne plaisantons plus, mes maîtres. Pouvez-vous regarder les deux millions comme étant dès à présent à votre avoir ?… Vous hésitez ! donc vous cherchez encore… Ne cherchez plus ! Quand je dis : j’apporte une affaire, c’est que j’apporte l’affaire.

Il appuya sur ce dernier mot et ses yeux ronds firent le tour de l’assistance, piquant chacun d’un regard perçant et froid.

Jaffret, Comayrol et le docteur avaient l’air étonné. Gioja baissa les yeux ; le Prince se frotta les mains et cria tout seul :

— Très bien ! ça me va !

— Qu’il y ait quinze cent mille francs, comme je l’ai cru, ou trois millions cinq cent mille francs, comme c’est désormais l’apparence, continua Saladin, je dis que l’affaire est faite, puisque à partir de demain je puis introduire à l’hôtel de Chaves autant d’hommes que vous le voudrez, à l’heure de jour ou de nuit que vous choisirez.

— Peste ! fit le bon Jaffret, c’est bien gentil de votre part cela, mon cher enfant.

— Quel est votre moyen ? demanda Comayrol.

— Je sollicite la permission, repartit Saladin, de le garder pour moi, jusqu’au moment où nous aurons conclu notre arrangement.

— Pour conclure un arrangement, il faut savoir, que diable !

— Ne tombons pas dans un cercle vicieux, dit Saladin, dont la voix reprit une autorité véritable. D’ailleurs, nous n’avons pas achevé les préliminaires. En qualité de Maître, de Père, puisque c’est votre mot, je prétends avoir la part du lion, et je ne travaillerai que si je suis Maître.

— C’est carré, dit Comayrol.

— Il est franc comme l’or, appuya le bon Jaffret.

— Qu’entendez-vous par la part du lion ? demanda le Dr Samuel.

— S’il s’était agi seulement de mes quinze cent mille francs, répondit Saladin, j’aurais exigé moitié.

— À la bonne heure ! s’écria l’assistance en chœur, moitié ! ne nous gênons pas !