Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
398
LES HABITS NOIRS

pourquoi il était bien naturel que je fisse toilette pour avoir l’honneur de me présenter devant vous : toilette de corps, toilette d’esprit, toilette de situation. Je ne m’habille pas comme cela tous les jours ; je suis préparé comme un candidat qui va passer son examen, et j’ai choisi pour la circonstance le plus joli de tous mes noms. Vous aurez, je l’espère, quelque indulgence en faveur d’un néophyte qui vous veut le plus grand bien, mais qui ne peut pas pousser la courtoisie jusqu’à vous dire hypocritement que, selon lui, sa jeunesse ne vaut pas votre décrépitude.

— Vayadioux ! s’écria Comayrol, nous ne détestons pas la plaisanterie, monsieur Saladin, mais nous avons autre chose à faire ici que de vous voir avaler des sabres !

Le Prince et le Dr Samuel s’étaient rapprochés ; le vicomte Gioja se tenait à l’écart d’un air superbe.

— Je suis flatté, dit Saladin en mordillant le bec de son stick, que vous ayez pris la peine de rassembler quelques informations sur ma personne. J’en vaux la peine, soit dit sans fausse modestie, et j’espère vous le prouver bientôt abondamment. Vous végétez depuis bien des années déjà, mes chers messieurs, vous n’avez pas de chef. Je pense vous en avoir trouvé un.

— Il a du talent comme orateur, dit le fils de Louis XVII à demi-voix.

— Où veut en venir ce garçon ? demanda Gioja de l’autre bout de la chambre.

— Je crois, dit Saladin, en se retournant vers lui poliment, que j’ai l’avantage de parler au valet de cœur de monsieur le duc de Chaves ?

— Tiens ! tiens ! murmura Comayrol qui dressa l’oreille.

— Mon petit monsieur !… commença Gioja avec hauteur.

— Chut ! fit Saladin doucement ; nous reviendrons tout à l’heure au rôle honorable que vous jouez auprès de monsieur le duc et qui pourrait éventuellement gêner les affaires de l’association. C’est vous qui avez le Scapulaire ?

Gioja ne répondit pas. Les autres membres du club se regardaient d’un air véritablement étonné.

— J’ai fréquenté les bureaux de la préfecture, dit le marquis de Rosenthal entre parenthèses, en amateur et pour perfectionner mon éducation ; je suis un peu docteur en toutes facultés et sais parfaitement vos petites histoires.

— Vous n’êtes pas venu ici pour nous menacer, dites donc ? prononça Comayrol dont la joue sanguine prit une nuance rouge plus foncée.

Jaffret lui toucha le bras et murmura :

— Il m’intéresse.

— Mon cher monsieur, répondit Saladin en s’adressant à Comayrol, je suis une nature indépendante et je désire faire mon chemin en dehors de l’administration. Seulement, il me plaît de vous faire savoir tout de suite que je suis gardé à carreau. Vous me voyez seul, vous êtes cinq, il est bon que la liberté de la discussion soit entre nous pleinement assurée.

— Eh bien ! dit Comayrol avec une rudesse contenue, entamons la discussion, je vous prie, et rondement !

— De tout cœur, répondit Saladin… seulement encore on n’a pas répondu à la question que j’ai faite. Est-ce le vicomte Annibal Gioja qui est maître du Scapulaire ?