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L’AVALEUR DE SABRES

l’intervalle, j’ai pris des renseignements, et je ne fais pas un fond énorme sur l’affaire. Au bureau de notre ancienne agence, où tous nos hommes sont classés et numérotés, on ne connaît pas d’autres fils au nommé Similor que le nommé Saladin, ancien artiste en foire et avaleur de sabres.

— Jolie recrue ! fut-il dit à la ronde.

Le garçon du café Massenet apporta le punch au kirsch commandé. Quand il eut déposé le plateau sur une table, il tira de sa poche une large carte en porcelaine qu’il mit entre les mains de Comayrol.

— Marquis de Rosenthal ! lut l’ancien clerc de notaire. Connais pas… Ce monsieur est là ?

— Oui, répondit le garçon, il vient de la part de son père.

Les membres du Club des Bonnets de soie noire échangèrent entre eux des regards indécis.

— C’est peut-être le fils de ce Similor, murmura Jaffret.

— Faites entrer, dit Comayrol, nous verrons bien.

L’instant d’après un jeune homme habillé à la dernière mode, lorgnon dans l’œil, cheveux séparés derrière la tête, col brisé comme une carte de visite qu’on laisse chez les concierges, petite jaquette boudin, pantalon demi-collant, chapeau bas, gants rouges et stick à bec de corbin, entra dans le cénacle à petits pas, et vint jusqu’au centre de la chambre où il s’arrêta pour lorgner curieusement les assistants.

Le garçon s’était retiré. Le bon Jaffret prit la peine d’aller voir lui-même si les portes étaient bien fermées.

— Messieurs, dit le nouvel arrivant, je suis bien votre serviteur. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Comme j’ai besoin de quelques collaborateurs pour une petite opération présentant d’assez beaux bénéfices, j’ai songé à m’adresser à vous. Mon domestique se trouvait être de votre connaissance ; il m’a indiqué un certain monsieur Comayrol. Lequel d’entre vous, s’il vous plaît, est monsieur Comayrol ?

— C’est moi, répliqua l’ancien domestique, monsieur le marquis, vous faites erreur, je n’ai vu que monsieur votre père.

Saladin lui tendit le doigt avec une si parfaite insolence que les membres du club eurent un sourire d’involontaire approbation.

— Mon père, dit-il du bout des lèvres, mon domestique, c’est tout un, cher monsieur Comayrol. Le maraud, dont vous me faites l’honneur de me parler, cumule ces deux fonctions auprès de ma personne.


IX

La chanson de l’avaleur


Monsieur le marquis de Rosenthal ayant prononcé ces paroles remarquables prit un siège et vint se placer en face du divan où étaient Comayrol et le bon Jaffret.

— Messieurs, poursuivit-il d’un ton décent et plein de modestie, vous êtes une association illustre et moi je ne suis qu’un simple paltoquet, c’est