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L’AVALEUR DE SABRES

Samuel haussa les épaules.

— S’il venait un homme…, commença-t-il.

Il s’arrêta et acheva entre ses dents :

— Il n’y a plus d’hommes !

Le Prince était en appétit de causer.

— Vous avez pourtant Jaffret, dit-il ; c’est un garçon d’un million et demi pour le moins, sans que ça paraisse.

— Jaffret est riche, approuva laconiquement le docteur.

— Vous avez monsieur Comayrol qui a la langue bien pendue.

Samuel fit un geste de dédain.

— Nous sommes vieux, dit-il, on ne peut être et avoir été.

— Bah ! fit le fils de Louis XVII, votre fameux Colonel avait 107 ans !

À ce moment une voix retentissante sonna dans le corridor.

— Un petit punch au kirsch pour nous deux le bon Jaffret, commanda-t-elle. Est-ce que tous nos amis sont arrivés ?… deux seulement ! Ah ! les paresseux ! S’il vient un quidam demander monsieur Jaffret, propriétaire, de la part du nommé Amédée Similor, faites-le entrer, hé !

La porte s’ouvrit et Comayrol junior, ancien premier clerc de l’étude Deban, montra ses flamboyantes lunettes d’or.

Dans un autre récit[1], nous avons pu apprécier la belle prestance et les talents de Comayrol. Il n’y avait pas en lui, peut-être, l’étoffe d’un Premier ministre, mais c’était du moins un chef de bureau très distingué. Son âge, un peu plus que mûr, tenait abondamment les promesses de sa trentième année : il était chauve avec ostentation, il était gras et, malgré le proverbe des gens du Midi qui dit : ceux qui engraissent sont morts, il se portait à merveille.

Toujours bien tenu, du reste, linge blanc, bagues aux doigts et chaîne de montre magnifique ruisselant sur un gilet de velours qui lançait des rayons.

Avec le temps, le contraste avait augmenté entre lui et le bon Jaffret, douce créature. Jaffret marchait, humble, tremblotant, chauve aussi, mais ramenant quelques mèches honteuses sur le sommet de son crâne pointu.

— Je vous présente le plus joli sac de la confrérie, dit Comayrol qui entra tenant Jaffret par la main. Quand nous n’aurons plus rien à mettre sous la dent, je proposerai une affaire au conseil, ce sera d’aller voir un peu s’il fait jour dans le coffre-fort de notre bon Jaffret !

Le Prince qui s’était levé, éclata de rire bonnement, et le Dr Samuel lui-même se dérida.

Mais Jaffret fit un pas en arrière et dit avec une irritation sénile :

— Monsieur Comayrol, vous passez les bornes. Mon âge et ma position sociale devraient me défendre contre vos polissonneries !

Comayrol se retourna, toujours bon enfant, le saisit à bras-le-corps et le porta jusque sur le divan en disant :

— Pas plus lourd qu’un petit paquet de bois sec !

La porte s’ouvrit de nouveau, donnant passage à une autre ruine : précieuse celle-là, et supérieurement entretenue.

Du jais, de l’ivoire et des roses, tels étaient les matériaux de cette idole vieillie, le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante.

  1. Voir Les Habits Noirs, tome I, dans la même collection.