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LES HABITS NOIRS

Monsieur Massenet en avait bien l’air. C’était un homme court, grave, essoufflé, qui fumait sa pipe du matin au soir, en escarpins et en cravate blanche.

Sa femme, qui tenait le comptoir, était âgée, maigre et très longue ; elle avait le sourire agréable quoiqu’il lui manquât bon nombre de dents. Celles qui restaient ne valaient pas les défuntes.

Le café Massenet se composait d’un billard, le seul dans Paris où l’on pût voir encore des blouses à filets, d’une assez grande salle, dévolue aux habitués et consommateurs, et d’un salon de médiocre étendue entouré de divans à couverture de cuir éraillé, où « Ces Messieurs » seuls avaient le droit d’entrer.

Le salon de Ces Messieurs était séparé de la salle commune par un couloir assez long, fermé aux deux bouts.

Par surcroît de précaution, la seconde porte qui donnait sur le salon de Ces Messieurs était double : la vraie porte se trouvant défendue par un second battant rembourré.

Vis-à-vis de cette porte une haute fenêtre donnait sur une ruelle déserte, mais, comme Ces Messieurs ne se rassemblaient jamais qu’après la nuit tombée, la fenêtre, toujours close, était en outre défendue par de forts volets.

Ces Messieurs n’étaient pourtant pas des conspirateurs. Les habitués de la salle commune les connaissaient fort bien et prenaient volontiers la demi-tasse avec eux ; mais ils avaient des affaires à traiter qui ne regardaient qu’eux-mêmes, et ils se rassemblaient dans ce but. Rien de plus simple.

De compte fait, ils pouvaient être une douzaine. On ne les avait pas vus souvent réunis au grand complet. En tête des plus assidus était monsieur Jaffret ou mieux le bon Jaffret, propriétaire, rue de la Sorbonne, qui faisait un peu l’escompte, d’autres disaient l’usure. Il se rendait tous les après-midi, au jardin du Luxembourg pour jeter de la mie de pain aux petits oiseaux, ce qui est, tout le monde vous l’affirmera, la preuve d’un excellent cœur.

Après lui, venait monsieur Comayrol, homme d’affaires, connu par ses lunettes d’or et sa brillante élocution méridionale, le Dr Samuel, philanthrope, qui soignait les pauvres, pourvu qu’on le payât, et un brave bonhomme, désigné sous le nom du « Prince », qui n’avait pas de profession connue.

Les autres allaient et venaient.

Les habitués de la salle commune et du billard à blouses appelaient la réunion de Ces Messieurs Le Club des Bonnets de soie noire, à cause du bon Jaffret et du Prince qui rabattaient volontiers cette coiffure commode sur leurs oreilles, dans la crainte des courants d’air.

Aucun des membres du Club des Bonnets de soie noire n’était jeune, mais Comayrol arborait des gilets d’étudiant et portait ses lunettes d’or d’un air vainqueur qui voulait dire : je suis loin d’avoir renoncé à plaire, et le joli vicomte Annibal Gioja, que nous avons omis de citer, avait des cheveux teints, plus noirs que l’aile du corbeau.

Il était environ sept heures du soir. Dans le petit salon réservé à Ces Messieurs, deux membres seulement du Club des Bonnets de soie noire étaient réunis, à savoir, le Prince, qui portait la coiffure sacramentelle et