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LES HABITS NOIRS

porte de sa maison, l’avait conduite à la gare de chemin de fer du Havre, et une heure après son départ de chez elle, un train express l’emportait vers la mer.

Elle avait regretté bien souvent ces choses abandonnées qui étaient l’amusement de sa douleur : le berceau surtout, le berceau tout plein de jouets, de robes, de collerettes, avec le bouquet de lilas desséché, le lilas de la bonne laitière.

L’autel. — Et comme ce nom de Médor ressuscitait énergiquement tous ces souvenirs !

Médor était là, fidèle et doux, regardant aussi le petit berceau, pleurant aussi, écoutant la plainte de la jeune mère.

Elle n’avait gardé qu’une relique, et elle lui avait bien porté bonheur ; c’était le petit bracelet à fermoir en cuivre doré qui avait amené chez elle M. le marquis de Rosenthal.

Et voyez le hasard ! la veille du jour, du funeste jour, Petite-Reine avait cassé la monture de son bracelet. Lily l’avait dans sa poche pour le faire raccommoder, et comme depuis la perte de Petite-Reine, la réparation devenait, hélas ! inutile, Lily avait toujours gardé le bracelet.

Vous jugez si elle y tenait ! il ne fallait rien moins que cela pour la faire aller chez une somnambule.

Le marquis de Rosenthal ! — Médor !

Que de choses dans une seule journée !

Mais je ne sais pourquoi la pensée de Médor n’ajoutait point à la joie de Lily et mettait au contraire un doute parmi sa certitude.

Elle avait gardé à cette bonne créature un souvenir de reconnaissance et d’affection pourtant ; elle s’était dit souvent : je voudrais le retrouver pour le faire heureux.

Et maintenant elle avait peur de Médor.

Cette peur s’expliquera d’un mot, quand nous dirons la pensée qui venait à Lily.

Lily voulait croire aux paroles du marquis de Rosenthal ; elle avait besoin d’y croire et Lily se disait :

— Si Médor m’apportait la preuve que tout cela est mensonge ?…

Pourquoi était-il venu ? Pourquoi, depuis qu’il était venu, Lily repoussait-elle avec terreur cette idée qu’elle faisait peut-être un rêve ?

À cette question de savoir pourquoi il était venu, ce pauvre bon Médor n’aurait peut-être pas su répondre lui-même d’une façon bien catégorique.

Certes, il ne venait pas chercher une aumône. Était-ce uniquement le désir de voir la Gloriette qui avait guidé ses pas ?

Il l’aimait bien assez pour cela. Les quelques jours qu’il avait passés à garder la folie de la jeune mère, couché comme un chien dans le bûcher, formaient la grande page de ses souvenirs. À proprement parler il n’avait vécu ni avant, ni après : ces quelques jours étaient toute sa vie.

Et pourtant il n’était pas venu seulement pour revoir la Gloriette.

Il avait bien cherché depuis quatorze ans. Chercher était devenu chez lui une sorte de manie, car, à mesure que le temps passait, l’impossibilité de trouver se faisait plus évidente.

En gagnant maigrement son pain au métier abandonné d’avaleur de sabres, Médor se figurait qu’il gardait une chance de se trouver tout à coup, en foire, face à face avec Petite-Reine.