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L’AVALEUR DE SABRES

— Par intérêt pour la fille, acheva Saladin.

— Par intérêt pour la fille, répéta la duchesse, c’est bien ainsi que je l’entends, car autrement ce serait une infamie.

Saladin s’inclina. Il savait bien qu’il ne s’en irait pas sans avoir le dernier mot de madame la duchesse.

Celle-ci reprit :

— Vous m’avez mise en garde contre les excès d’un premier mouvement, contre ce rêve que pourrait faire une mère d’appeler à son aide la justice du pays, pour avoir raison d’un mariage illégal, en définitive, puisqu’il fut contracté, sans le consentement des parents, avec une mineure qui venait d’atteindre sa quinzième année.

Saladin sourit.

— Toutes ces questions me sont familières, dit-il, j’y ai songé beaucoup, et quoiqu’il fût possible de répondre judiciairement à une action pareille, j’ai préféré mettre « Mme Renaud » (il appuya sur ce dernier mot) en lieu de sûreté. Elle a peut-être même encore un autre nom, de même que moi, car nous ne sommes pas ici au confessionnal, chère madame. Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur : je suis maître de la situation, j’en suis maître dans toute la force du terme. Je trouverais des gendarmes à votre porte, je serais entouré par eux que, du milieu de leur rang, je me retournerais pour vous dire encore : je suis maître de la situation ! et la seule chose qui me fâche c’est que la situation ne soit pas meilleure.

— Voulez-vous me laisser voir ma fille ? demanda tout à coup madame de Chaves.

Chose véritablement singulière, Saladin n’était pas préparé à cette question, la plus naturelle de toutes. Il fut troublé si visiblement que madame de Chaves se demanda si toute cette longue scène n’était pas une fantasmagorie.

— Je ne vous prie pas de la mettre en mon pouvoir, insista-t-elle pourtant ; je ne saurais pas tendre un piège et j’accepte les choses comme vous les avez posées : vous êtes le maître, je vous reconnais pour tel, je vous demande uniquement la possibilité d’embrasser ma fille. Pour cela, je vous paierai le prix que vous voudrez.

— Oh ! madame…, fit Saladin en jouant l’offensé.

— Le prix que vous voudrez, répéta madame de Chaves, car nous avons parlé de la fortune de monsieur le duc, mais nous n’avons rien dit de la mienne.

Les yeux de Saladin ne pouvaient pas devenir plus ronds, mais ils s’écarquillèrent.

L’affaire entrait encore dans une nouvelle phase.

— Vous ne me direz pas votre secret, poursuivit la duchesse qui s’animait en parlant, je ne saurai pas où est cachée ma fille, ma pauvre chère enfant, sur le sort de laquelle nous discutons ici froidement et pour qui je consentirais à mendier mon pain dans la rue ! Nous monterons en voiture, vous me banderez les yeux ; je recouvrerai la faculté de voir au moment seulement où je serai en présence de ma fille. Pour cela, je vous le répète, monsieur, et que Dieu me préserve de vous offenser ! je vous donnerai ce que vous me demanderez : par contrat de mariage, monsieur le duc de Chaves m’a donné les diamants de sa famille évalués à deux cent