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LES HABITS NOIRS

— Sa fortune, s’il vous plaît ?

— Il est encore très riche, répliqua la duchesse. Sur six termes de paiement réglés après la vente de ses domaines dans la province de Para, il a reçu deux termes seulement.

— À quelle somme se montent ces termes ?

— À trois cent mille piastres ou quinze cent mille francs.

— Peste ! fit Saladin, c’est un joli denier, et ses domaines devaient faire un beau morceau de terre. Dois-je penser que les deux premiers termes payés ont été dissipés ?

— En presque totalité, répondit madame de Chaves. La vie de monsieur le duc est un tourbillon. Les échos de ses folies furieuses arrivent parfois dans ma solitude, mais jusqu’à ce jour j’y ai donné peu d’attention. Il joue et perd comme un insensé ; le sourire d’une femme lui ferait prodiguer des tonnes d’or, et il y a en outre sa grande affaire des émigrants : la Compagnie brésilienne.

— Ah ! interrompit Saladin, l’histoire où est mêlé ce précieux Annibal Gioja ?

La duchesse approuva d’un signe de tête.

— Nous avions dit que nous y viendrions, reprit Saladin, mais avant d’entamer ce chapitre, je désirerais savoir quelles sont les dates de paiement des termes de trois cent mille piastres.

— Je les connais, parce que je les redoute, repartit la duchesse, il y a toujours, vers cette époque, redoublement d’orgies. Le troisième paiement doit avoir lieu ces jours-ci, nous sommes à échéance.

Saladin ne prit point de notes, mais quiconque eût observé sa physionomie aurait pu jurer qu’il n’en avait pas besoin.

C’était encore une nouvelle face de l’affaire.

— Arrivons, s’il vous plaît, dit-il, au vicomte Annibal et à la Compagnie brésilienne, cela m’intéresse, quoiqu’il me semble probable que le brillant Napolitain s’occupe encore d’autres choses auprès de Son Excellence.

— L’affaire de l’émigration, répondit madame de Chaves, est une affaire comme toutes celles que nous voyons aujourd’hui. Elle a trait encore à nos biens du Brésil, non pas, bien entendu, aux domaines de la province de Para, déjà vendus, mais à d’autres, plus reculés vers le sud-ouest. C’est une société par actions, dont la fondation a coûté de grosses sommes à monsieur le duc, et qui garantit des terrains labourables aux gens d’Europe qui consentent à s’établir au Brésil.

— Y a-t-il eu déjà, demanda Saladin, un versement opéré sur les actions ?

— Je l’ignore, répliqua madame de Chaves.

Saladin rassembla ses notes et les mit en ordre dans son carnet.

La duchesse le regardait faire, plus froide que lui, en apparence, désormais.

— J’avais espéré mieux, dit Saladin qui se disposait évidemment à prendre congé ; je ne vois pas pour madame la marquise de Rosenthal une garantie suffisante dans la situation qui m’est présentée.

— Et n’ayant pas, ou ne voyant pas cette garantie suffisante, interrompit madame de Chaves sans aucun symptôme d’amertume, vous séparez la fille de la mère…