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L’AVALEUR DE SABRES

— Monsieur le duc de Chaves a beaucoup souffert, murmura-t-elle après un silence.

Les yeux de Saladin s’aiguisèrent comme s’il eût voulu percer, jusqu’au fond, le mystère de son âme.

Mais la duchesse baissa de nouveau ses longs cils et ne parla plus.

Saladin changea de ton encore une fois.

— Madame, dit-il délibérément, je suis venu ici pour vous rendre votre fille. J’ai trouvé d’abord en vous une grande joie, la joie naturelle à une mère ; maintenant vous voilà inerte et comme anéantie. Il semble qu’un obstacle étranger à moi se soit mis entre votre fille et vous. Je ne vous comprends plus, madame, et cependant il faut que je vous comprenne.

— C’est vous-même, répondit Lily, qui avez mis cette tristesse dans ma joie. Au premier moment, j’ai été tout entière au bonheur, au plus grand, au seul bonheur que je puisse encore éprouver sur cette terre. Mais à mesure que vous parliez, j’ai compris qu’un dernier rempart me séparait de ma fille, et je cherche en moi-même les moyens de faire évanouir cet obstacle. J’y parviendrai peut-être, j’y parviendrai sûrement. Que ce soit pour elle ou pour vous, monsieur, vous exigez des garanties. Poursuivez, je vous prie, votre interrogatoire ; quand vous saurez tout, absolument tout, je vous montrerai le fond de ma conscience et vous jugerez.

Saladin n’était pas homme à éprouver de l’enthousiasme, néanmoins il se sentit vaguement ému tant il y avait d’amour profond sous la froideur apparente de ces paroles.

Cette femme qui restait maintenant glacée devant lui eût donné, il le sentait, plus que son sang pour un seul baiser de sa fille.

— Nous nous comprenons admirablement, reprit-il, et le nœud de la question est monsieur le duc de Chaves. Si vous croyez devoir me communiquer, à son sujet, quelque chose de nouveau, je vous écoute.

— Monsieur de Chaves, répondit la duchesse d’un ton lent et rassis, est l’homme le meilleur et le plus cruel que j’aie rencontré jamais. Il adore à genoux, il outrage avec une brutalité féroce ; sa générosité n’a point de bornes, mais il est cupide à ses heures comme un sauvage bandit de l’Amérique du Sud. C’est un gentilhomme, plus que cela, c’est un très grand seigneur, mais c’est un laquais aussi quand la passion le conseille mal. Je ne sais pas ce qu’un grand amour partagé aurait pu faire de monsieur de Chaves.

— Et il n’a jamais été aimé ? murmura Saladin.

— Il a toujours été haï, dit la duchesse avec une sorte de dureté.

Saladin croyait qu’elle allait poursuivre, elle fit une longue pause.

Il était impossible de voir sans admiration la beauté tragique de son pâle visage.

— Moi qui lui dois beaucoup, reprit-elle avec un douloureux effort, j’ai peur de ses mains où il y a du sang. Ses vices me repoussent, ses fureurs m’épouvantent, et je n’ai jamais pu voir en lui…

Elle s’arrêta encore, mais cette fois, brusquement.

Les yeux de Saladin brillaient.

Il attendit un instant. Quand il vit que la duchesse se refusait à poursuivre, il prit son parti, disant sans trop de regret et d’un ton d’affaires :