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L’AVALEUR DE SABRES

Leurs regards se croisèrent. Celui de la duchesse exprimait une haute et sereine fierté.

— Sans doute ! murmura Saladin, répondant à ce regard ; vous êtes la vertu même, je m’y connais ! mais cela ne suffit pas avec un gaillard comme notre grand de Portugal de première classe. Qui sait si l’autre duchesse n’était pas aussi une sainte ? Elle est morte, que Dieu ait son âme ! vous l’avez remplacée, tâchons de nous bien tenir ! L’intérêt de madame la marquise de Rosenthal exige désormais que vous enleviez à monsieur de Chaves tout prétexte de flagrant délit. Je tiens à vous conserver, ma belle-mère.

La duchesse réprima un mouvement de répulsion et dit :

— Hector de Sabran est le propre neveu de mon mari ; néanmoins, à la suite des événements d’hier, j’ai cru devoir lui défendre ma porte.

— Des événements ! répéta Saladin. Il y a donc quelque chose ?

Madame de Chaves lui raconta en quelques paroles ce qui s’était passé sur l’esplanade des Invalides.

Saladin parut prendre à ce récit un intérêt extraordinaire. Sa mine de plomb joua énergiquement sur le papier.

— Tiens, tiens ! fit-il avec un sourire étrange, son Excellence a été voir mademoiselle Saphir ! C’est la meilleure danseuse de corde de la foire. Monsieur de Chaves était-il seul ?

— Il était, répondit la duchesse, avec un personnage qui vient fort souvent à l’hôtel depuis quelque temps… depuis que monsieur de Chaves se livre à certaines affaires industrielles…

— Nous reviendrons à ces affaires qui m’intéressent beaucoup, interrompit Saladin. Vous serait-il possible de me dire le nom de ce personnage ?

— C’est un Italien. Il se nomme le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.

Saladin enfla ses joues, et se renversa en arrière sur son siège, sans prendre souci de cacher son profond étonnement.

— Vous le connaissez ? demanda la duchesse.

Au lieu de répondre Saladin pensait :

« Les Habits Noirs sont entrés ici avant moi ! Notre comédie s’embrouille. »

Madame de Chaves avait croisé ses mains sur ses genoux, et ne songeait déjà plus à la question qu’elle venait de faire.

Saladin, lui, s’enfonçait de plus en plus dans ses réflexions. Il tombait là sur une révélation tout à fait inattendue, et qui devait modifier considérablement son plan.

Son enfance, nous le savons, avait été bercée avec le récit des hauts faits de cette association de malfaiteurs : les Habits Noirs.

Similor, Échalot lui-même, le bon Échalot, parlaient des Habits Noirs avec le poétique respect qu’on doit aux personnages légendaires.

Nous avons dit que l’affaire, l’unique affaire qui avait occupé toute la vie de Saladin se présentait à lui sous diverses formes, une des formes de son affaire impliquait une association avec les Habits Noirs.

Un instant Saladin fut littéralement abasourdi en voyant que les Habits Noirs étaient à son insu dans son affaire.

Son imagination travaillait déjà et il se disait :