Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
208
LES HABITS NOIRS

Freluche le trouvait beau comme un dieu.

Il arriva, sûr de lui-même et planta la pointe de son sabre dans son gosier avec un aplomb vainqueur.

Mais Petite-Reine poussa un cri perçant et se couvrit le visage en disant :

— Celui-là est laid ! je ne veux pas le voir. Mère, emmène-moi !

Saladin s’arrêta. Ce ne fut pas un regard d’enfant qu’il jeta sur la fillette.

— Raté, l’effet de l’avaleur ! cria un gamin.

Les deux commères protectrices du garçon boucher commandèrent :

— Entonne ton coupe-chou, bonhomme ! Aie pas peur.

— Il est connu, fit observer un militaire, que les sabres et bancals pour l’avalage sont en caoutechoucre.

Saladin brandit son glaive pour montrer qu’il était en vrai fer. La pâleur de sa joue devenait livide.

— Viens-t’en, mère, viens-t’en ! supplia Petite-Reine qui pleurait ; celui-là me fait peur !

Le sombre personnage qu’Échalot avait désigné ainsi : « un pair de France étranger », dit avec un geste imposant :

— Assez !

— As-tu fini, Barrabas ! miaula le gamin.

— Avale ! crièrent les payses.

— N’avale pas ! ordonna madame Canada du fond de la coulisse.

— Il avalera !

— Il n’avalera pas !

La Marseillaise !

— Et ta sœur !

— Orgeat, limonade, bière !

Au milieu du tumulte, et pendant que Petite-Reine épouvantée cachait son front dans le sein de sa mère, un large éclat de rire monta de la salle et envahit la scène. Spectateurs et saltimbanques se tordaient les côtes à contempler Saladin, immobile, vert de honte et de rage.

Cela dura longtemps.

Quand Saladin releva ses paupières, ses yeux saignaient comme ceux des oiseaux de proie.

Il regarda le public d’abord, puis Petite-Reine, et s’enfuit, poursuivi jusqu’au fond de la coulisse par ce grand éclat de rire qui devait bouleverser trois destinées.


IV

Café noir


— Tu veux toujours faire à ta tête, blanc-bec, dit madame Canada à Saladin qui rentrait dans la coulisse les sourcils froncés et la tête basse.

— L’avalage du sabre, ajouta Similor sentencieusement, est une mécanique qui plaisait à nos ancêtres, ça passe au troubadour démodé comme la guitare et la comédie.