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LES HABITS NOIRS

Saladin se hâta de rouvrir son carnet, et continua tout en feuilletant ses notes :

— Je vous rends grâce. Je vois que vous comprenez bien ma situation ; j’ai une responsabilité considérable. On n’élève pas une jeune fille, et quand je dis élever c’est pour exprimer mon idée le plus simplement et le plus modestement possible, attendu que Mme la marquise de Rosenthal… vous pâlissez, madame ! Vous déplairait-il d’apprendre que votre fille porte ce titre et ce nom ?

— Pardonnez-moi, murmura la duchesse, c’est la première fois que vous les lui appliquez.

— Je vous pardonne, prononça noblement Saladin. J’ai quelque philosophie et je sais faire la part de l’égoïsme jaloux d’une mère. Nous serons, j’en suis sûr, les meilleurs amis du monde, avec le temps. Seulement je vous répète que j’ai conscience d’être responsable et que, sous aucun prétexte, je ne compromettrais jamais l’avenir de celle qui a été à la fois ma fille et ma femme. Causons, s’il vous plaît, de M. de Chaves.

Lily fit de la tête un geste de consentement résigné.

— Je procède selon votre permission, dit Saladin qui avait étalé ses carrés de papier sur le guéridon et qui tenait sa mine de plomb à la main. M. de Chaves était éperdument amoureux de vous… oui, n’est-ce pas ? très bien… je prends mes notes. Ce ne sera pas long.

Lily le regardait faire. La prostration la prenait.

— Il était forcé de retourner au Brésil, continua Saladin, il inventa une histoire pour vous engager à le suivre. Quelle histoire ?

— Une troupe de bateleurs embarqués au Havre…

— Et emmenant Petite-Reine ? Très bien ! ce n’est pas fort, mais les gens qui souffrent beaucoup sont crédules. Petite-Reine n’était pas en Amérique, nous savons cela ; monsieur de Chaves devenait de plus en plus amoureux, et, en fait d’amour, c’est un diable. Il mettrait le feu aux quatre coins de Paris pour satisfaire un caprice. Comme vous étiez sage, il parla de mariage.

— Il avait parlé de mariage avant de quitter Paris, dit la duchesse.

— Bon ! s’écria Saladin. Vous ignoriez qu’il eût une femme ?

— Je l’ignorais.

— C’est vraisemblable. Place Mazas, on ne connaît pas, dans ses moindres détails, la chronique des nobles faubourgs. Et comment se débarrassa-t-il de cette pauvre dame ?

— J’ai ouï parler de cela longtemps après notre mariage, balbutia Lily : une scène de jalousie…

— Le flagrant délit ! Nos codes modernes ont, comme cela, des commentaires très dramatiques.

— Mais savez-vous, s’interrompit-il en prenant à la main un de ses carrés de papier, qu’étant donné le caractère et les mœurs de ce bon M. de Chaves, je n’aime pas beaucoup cette note déjà citée : « Soupçon, fausse absence ; aujourd’hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves, revenu secrètement — en embuscade pour surprendre sa femme. »

— À la volonté de Dieu, murmura la duchesse.

— Permettez, je n’ai pas achevé : « la voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, 38 ».