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L’AVALEUR DE SABRES

« C’était aussi complet que l’affaire de l’armurier de Caen, ce pauvre André Maynotte, qui disait lui-même à ses juges : “Je suis innocent, mais si j’étais chargé de me juger moi-même, je crois que je me condamnerais.”

« Il y avait un neveu de la veuve, mauvais sujet, brutal, ivrogne, qui devait hériter d’elle et l’avait menacée.

« Grâce à moi, le truc des Habits Noirs fut découvert (je vous demande pardon, madame, d’employer de pareilles expressions devant vous), et du même coup ma réputation fut faite. Seulement les Habits Noirs courent encore.

« On ne me foula point, on me laissa suivre ma pente naturelle, et je ne fus appelé à faire de la police active que dans les grandes occasions.

« Sans me vanter, je vous aurais retrouvée plus tôt si vous aviez été en France ; mais au bout de cinq ans, sachant absolument tout ce que je voulais savoir et me trouvant en face du vide, puisque ma science n’aboutissait à rien, je donnai ma démission à la sûreté et je m’embarquai pour l’Amérique avec Justine.

« Je dirais que j’ai perdu là plus de deux ans s’il n’était certain que les voyages forment beaucoup un jeune homme. Justine et moi, nous ne manquions de rien, parce que j’étais chargé là-bas de représenter les intérêts commerciaux de plusieurs grandes maisons de France.

« Je dois avouer que mes recherches au Brésil furent couronnées d’un médiocre succès. Je ne pouvais vous y trouver, puisque vous n’y étiez plus, mais en bonne police j’aurais dû tomber sur vos traces.

« Il n’en fut pas ainsi, et à mon retour en France le nom de Chaves, sans m’être tout à fait indifférent, puisque je l’avais inscrit dès longtemps dans mes notes, n’éveillait en moi que de vagues suppositions.

« Il y avait une raison à cela, madame, et vous l’avez déjà devinée, si vous connaissez le cœur humain. La tiédeur avait succédé à la passion dans mes recherches, ou plutôt la passion s’était portée ailleurs, et au lieu de l’ardent désir que j’avais autrefois, peut-être éprouvais-je une sorte de crainte de me rencontrer face à face avec l’objet de mes recherches : la mère de Justine.

« Justine avait quinze ans ; Justine, admirablement belle et pure, me laissait voir naïvement l’attrait qui l’entraînait vers moi.

« Je n’ai pas l’âge d’être son père.

« Au moment où je suis tombé sur vos traces, madame, Justine et moi nous étions sur le point de partir pour l’Allemagne. Mes amis ont en effet obtenu de Sa Majesté la révocation de la sentence d’exil lancée contre un enfant innocent, et si je ne suis pas sûr de recouvrer tous les biens de ma famille, j’ai du moins la certitude de procurer à ma jeune épouse, au sein de ma patrie, une existence honorable et indépendante.

Saladin arrondit son débit pour prononcer cette phrase fleurie. Il était manifestement content de lui-même et regardait madame de Chaves d’un air vainqueur.

Celle-ci, au contraire, semblait avoir perdu la profonde émotion qui l’avait agitée pendant la plus grande partie du récit. Ses beaux sourcils étaient froncés légèrement et les plis de son visage indiquaient le travail de la réflexion.

— J’ai dit ! prononça pompeusement Saladin. Êtes-vous contente de moi, madame ?