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L’AVALEUR DE SABRES

même journée deux chocs successifs qui furent pour moi le premier trait de lumière appréciable.

« Au Jardin des Plantes d’abord, où jamais je ne l’avais conduite, elle me parut inquiète, incertaine. Comme je l’examinais avec un soin minutieux, je la vis rougir et pâlir.

« Des enfants jouaient dans le bosquet qui longe la rue Buffon ; elle fit un mouvement comme pour courir vers eux…

La duchesse écoutait avec une passion croissante, et son âme passait dans son regard qui dévorait monsieur le marquis de Rosenthal.

— Ce fut tout, continua celui-ci, et cela s’évanouit comme un éclair. Je fis sortir Maria par la rue Buffon, et je la conduisis aux environs, sur le boulevard de l’Hôpital et sur le quai de la Gare. Je n’obtins aucun résultat.

« Comme nous arrivions à la place Valhubert, son regard s’éclaira vaguement. Nous traversâmes le pont d’Austerlitz et j’entendis sa respiration se presser dans sa poitrine.

« — Reconnais-tu quelque chose ? demandai-je.

« Elle poussa un petit cri, ses yeux dilatés se fixèrent sur une danseuse de corde qui travaillait au bord de l’eau en face de la rue Lacuée.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura Lily dont les mains se joignaient convulsivement.

— Je vous fais languir, n’est-ce pas ? dit Saladin avec bonté ; mais je ne puis aller plus vite que le vrai. Ce fut encore tout, et il me semble que l’instant d’après Maria s’étonnait de sa propre émotion.

— Pauvre enfant ! dit la duchesse. Elle était si petite !

— J’avais heureusement plus de patience que vous, madame, continua Saladin. Je restai frappé vivement. Je compris que ce n’était plus aux impressions de l’enfant qu’il fallait m’adresser, du moins pour le moment, mais à un système de recherches et d’investigations qui devait avoir pour point de départ son émotion d’une minute.

« Je me disais : la vue de sa mère éveillerait sans doute complètement ses souvenirs, je me disais encore, comme les enfants jouant à cache-cache : je brûle ! je suis bien sûr que la mère doit être près d’ici.

« La pauvre Maria passa deux mauvaises semaines, presque toujours seule à la maison ; moi j’employai ce temps à fouiller le quartier Mazas de fond en comble.

« Un jour, en rentrant dîner, je lui dis :

« — Bonjour, Justine.

« Ses yeux s’ouvrirent tout grands, comme ils avaient fait quand nous avions aperçu la danseuse de corde.

« — Bonjour, Petite-Reine, dis-je encore.

« Elle baissa ses longues paupières bordées de soie et sembla chercher en elle-même.

« Puis elle me demanda :

« — Pourquoi me dites-vous cela, bon ami ?

La duchesse, qui s’était levée à demi, s’affaissa de nouveau sur son fauteuil.

L’excellent Saladin sourit encore et murmura :