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LES HABITS NOIRS

remerciaient si bien que je me pris à l’aimer comme si elle eût été ma jeune sœur ou ma fille.

— Merci ! murmura la duchesse d’une voix étouffée, oh ! merci ! Dieu vous récompensera.

— Dieu me récompensa, répondit Saladin en souriant, puisque je résolus ce problème de ne pas mourir de faim avec ma protégée. Dans les longues heures que je passai près de son lit de souffrance, nous causâmes ; nous causâmes beaucoup. Peut-être n’avons-nous jamais causé si bien depuis, car, plus tard, à mesure qu’elle creusait ses souvenirs, elle s’égarait de plus en plus, tandis qu’à ce moment où elle ne cherchait pas, quelques paroles vraisemblables, sinon précises, lui venaient de temps en temps aux lèvres.

« Je sus ainsi qu’elle n’était pas née chez les saltimbanques, qu’il y avait une sorte de mur, obstruant sa mémoire, au-delà duquel elle cherchait en vain à connaître le passé.

« Elle s’était éveillée, c’était son mot, vers l’âge de trois ans, au milieu de gens et d’objets qui ne lui étaient point familiers ; mais cette impression avait été faiblissant à mesure qu’elle s’était habituée à ses nouveaux protecteurs.

« Ceux-ci n’avaient point de méchanceté ; ils la battaient seulement un peu pour lui apprendre des tours de force.

La respiration de Lily s’arrêta dans sa poitrine.

— Dans nos pays allemands, reprit Saladin, elles sont nombreuses les histoires d’enfants enlevés par les bohémiens et les Tsiganes. Je connaissais bien cela, et je reconstruisis aisément la pauvre histoire de ma petite amie.

« Seulement, comme l’esprit va naturellement vers le grand, je me figurai d’abord, à cause de l’élégance de ses formes et de sa beauté aristocratique, qu’elle devait être l’enfant de quelque grande famille.

« Cette opinion qui se trouvait être fausse en ce temps-là, puisque c’est seulement plus tard que vous êtes devenue une grande dame, servit du moins à faire naître et fortifier en moi l’idée de retrouver les parents de l’enfant.

« Nous autres Prussiens, quand nous avons une idée, nous y tenons fortement et les obstacles ne nous arrêtent point.

« Je vins à Paris avec ma petite amie que j’appelais Maria, du nom de ma mère ; j’écrivis à Posen pour la première fois, demandant secours à des parents éloignés et à ceux qui avaient été les clients de ma famille.

« Je reçus de l’argent et des encouragements car, là-bas, on n’oublie pas ceux qui souffrent, et plusieurs lettres m’annoncèrent même qu’on s’occupait de faire rapporter ma sentence d’exil.

« Mes amis allaient trop loin ; il ne me convenait déjà plus de mettre à profit leur bon vouloir. Mon idée avait grandi en moi à la taille d’une passion.

« Et je suivais mon travail avec la patience d’un Huron cherchant des traces sur le sentier de la guerre.

« Je passai un an et un mois à promener Maria dans Paris, lui faisant examiner tour à tour chaque objet, surtout chaque aspect ou chaque paysage. Elle ne reconnaissait rien. Ce fut le treizième mois seulement, et cela peut vous donner la mesure de ma patience, que j’obtins dans la