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LES HABITS NOIRS

place, madame, car je suis maître absolu de la situation ; j’ai des droits, et vous l’avez bien deviné, quoique aucune allusion à ce sujet ne soit tombée de votre bouche, j’ai des droits égaux, supérieurs même à ceux d’une mère.

Un effroi mortel, où il y avait de la haine, se peignit sur les traits de Lily, qui baissa les yeux vivement.

Saladin vit et comprit.

— Cela devait être, prononça-t-il à voix basse ; si nous ne sommes pas unis par le plus tendre de tous les sentiments : le lien filial, nous serons des ennemis irréconciliables !

— Vous êtes le mari de ma fille ! balbutia la duchesse sans relever les yeux.

La physionomie de Saladin exprimait en ce moment une nuance d’embarras. Peut-être n’eût-il point voulu abattre si tôt cette grosse carte, qui était un des principaux atouts de son jeu. Certes il avait fait ce qu’il avait pu pour que ce mensonge sautât aux yeux comme l’évidence, mais il aurait voulu choisir son heure et profiter à son gré de l’effet produit.

— Madame, dit-il en changeant de ton, dans notre intérêt à tous les trois (et il souligna ce chiffre) je devrais montrer plus de fermeté ; mais je suis gentilhomme, et, pour la première fois depuis bien longtemps, je ressens comme aux jours de ma jeunesse la faiblesse du gentilhomme en face des larmes d’une femme. Vous êtes sa mère ; j’abdique le droit que j’ai de commander et je vais plaider ma cause comme si c’était à moi d’employer la prière. Écoutez-moi, je serai bref ; vous allez savoir en face de qui la volonté de Dieu vous a mise.

La duchesse releva sur lui ses beaux yeux qui remerciaient timidement. Tout répit, à cette heure, était précieux pour elle.

Saladin se recueillit un instant, puis, après avoir économisé son souffle comme il faut faire pour avaler un sabre de taille inusitée, il parla ainsi :

— Mon père, margrave ou marquis de Rosenthal (Silésie prussienne), occupait un haut grade dans l’armée et s’était marié à une noble Polonaise, la princesse Bélowska. Il habitait Posen dont il était second gouverneur militaire, pendant que je faisais mes humanités à l’université de Breslaw.

« Lors des grands troubles qui agitèrent la Pologne prussienne, mon père demanda son changement à cause de sa femme qui était parente de la plupart des chefs insurgés ; la cour de Berlin refusa durement, et mon père fut obligé de garder son commandement.

« J’avais fait un voyage à Posen, pendant les vacances de 1854, pour venir embrasser ma famille. Il y avait de l’agitation dans la maison ; ma mère, qui était d’habitude, une femme sédentaire, presque uniquement occupée de ses devoirs de religion, faisait de longues absences ; la voiture était sans cesse attelée, et plus d’une fois j’entendis mon père lui dire :

« — Madame, vous serez la cause de notre ruine.

« Une nuit, je fus éveillé par un bruit qui se faisait dans la cour de notre maison. Deux voitures arrivèrent l’une après l’autre et les pas de plusieurs hommes sonnèrent dans les corridors.

« À dater de ce moment, ma mère reprit sa vie d’autrefois, mais mon père n’en parut pas moins inquiet pour cela. Il y avait des allées et des venues nocturnes, et l’impression que je recevais du sourd mouvement qui m’entourait était que des hôtes mystérieux habitaient notre demeure.