Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
369
L’AVALEUR DE SABRES

— Auriez-vous défiance ? demanda-t-il avec une dignité sobre qui prouvait son vrai talent de comédien.

— J’ai peur, murmura la duchesse.

— De moi ?

— Non, de lui.

La duchesse, en prononçant ces derniers mots, appuya son mouchoir sur ses lèvres, comme si elle eût voulu se bâillonner elle-même.

Le visage de Saladin changea, exprimant pour la première fois une nuance qui n’était point dans son rôle ; son regard eut de l’étonnement et de la contrariété.

— Ne vous aime-t-il pas en esclave ? demanda-t-il.

— Il m’a aimée, répondit tout bas madame de Chaves.

La main de Saladin se posa sur son bras.

— J’ai besoin de tout savoir, dit-il en faisant son accent impérieux, non pas pour moi, mais pour elle.

— Pour elle ! répéta la duchesse, dont la voix chevrotait, brisée par les larmes ; tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai souffert depuis tant d’années, croyez-vous donc que ce ne soit pas pour elle ! Les livres et les hommes disent : avec le temps, on oublie… Le temps a passé, je n’ai rien oublié. En ce moment où Dieu fait luire à mes regards un espoir qui m’éblouit le cœur, il me semble que je deviens folle. Je vous crois, tout ce que vous dites est vrai, mais se peut-il que j’aie jamais cette joie de sentir ma fille dans mes bras et d’avoir son front sous mes lèvres ! J’ai vécu pour cela, uniquement pour cela ; sans cela je n’aurais même pas eu besoin d’aller au-devant de la mort ; la mort m’aurait prise bien vite. J’ai travaillé, j’ai combattu, j’ai espéré en dépit même du désespoir qui me torturait l’âme… Et maintenant tout s’éclaire à la fois à l’improviste ! Hier, il n’y avait autour de moi que ténèbres, et j’aurais donné mon sang pour connaître la route où elle passa tel jour de tel mois, il y a dix ans, que sais-je ! pour deviner un rien, pour acquérir le plus vague de tous les indices. Au lieu de cela, c’est une certitude. Dieu m’accable d’un si grand bonheur que ma raison se refuse à le comprendre. Vous voilà, vous, un inconnu, vous venez à moi par une porte mystérieuse et qui fait songer aux miracles, vous me dites ce qui s’est passé exactement, minutieusement, comme si vous racontiez une page d’histoire.

« Les noms de l’enfant, vous me les répétez, les faits les plus indifférents, vous les avez recueillis, et il semblerait que vous étiez autour de nous, voici quatorze ans, depuis l’heure malheureuse où j’entrai dans la cabane des saltimbanques avec ma chère petite jusqu’au moment plus cruel où elle me fut enlevée. Je sais qu’il y a des merveilles dans cet art de tout savoir et de tout deviner, je sais que l’œil de la police perce les ténèbres les plus épaisses, mais au nom du ciel, ne vous fâchez pas contre moi : je suis une pauvre femme bien faible et bien ébranlée. L’habileté qui sert à découvrir peut aussi servir à tromper…

« Oh ! pitié ! pitié ! s’interrompit-elle, je n’ai pas voulu vous offenser, monsieur !

— Madame, prononça froidement Saladin, j’ai pitié, mais vous ne m’avez pas offensé. Il faut aux grandes émotions de la femme un calmant : la plainte ou les larmes. Les minutes sont précieuses pour moi, et cependant, je ne vous ai pas interrompue. D’autres l’eussent fait à ma