Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
368
LES HABITS NOIRS

— Soupçons. Fausse absence dudit monsieur de Chaves. Aujourd’hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves revenu secrètement pour surprendre sa femme. Embuscade.

— C’était hier ! murmura la duchesse.

Saladin poursuivit sans répondre :

— La voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, chambre 38.

La duchesse était muette de stupeur.

Saladin ferma brusquement son carnet.

— Je vous prie, dit-il, de compléter brièvement et clairement ce qui concerne monsieur le duc de Chaves. Quand vous connaîtrez mieux la position où je suis vis-à-vis de vous, vous comprendrez que ma conduite dans toute cette affaire doit être dirigée par les renseignements les plus positifs.

Saladin rapprocha son siège, mouilla le bout d’une mine de plomb et fixa un carré de papier sur la couverture de son carnet, en homme qui va prendre des notes.

Le premier instinct de la duchesse fut d’obéir tout de suite et aveuglément.

Aucun doute n’était en elle ; on peut dire qu’elle était émerveillée et subjuguée. Si elle hésita, ce fut pour se recueillir en interrogeant sa mémoire.

— Y sommes-nous ? demanda Saladin d’un ton impatient. Le temps est non seulement de l’argent, mais encore de la vie. J’attends.

Les yeux de la duchesse évitèrent les siens, parce que la pensée de monsieur de Chaves venait de traverser son esprit.

— Comment ignorez-vous une partie de la vérité, murmura-t-elle, vous qui avez appris des choses si difficiles à connaître ?

Saladin eut un sourire.

— Nous voilà qui raisonnons, dit-il. Je veux bien raisonner, pourvu que cela ne dure pas plus de trois minutes. Je sais les choses que j’ai cherché à savoir, et ces choses-là n’étaient pas des plus faciles à deviner. Quant au reste, j’ai épargné ma peine, parce que j’avais la certitude de tout apprendre par vous.

— Si je ne pouvais…, commença la duchesse.

— Vous pouvez, interrompit Saladin, puisque c’est votre propre histoire, et il est impossible qu’aucune force humaine enchaîne votre langue, quand je vous dis : je veux que vous parliez !

Il s’exprimait avec emphase, mais sans élever la voix.

La duchesse dit après un silence :

— C’est mon histoire, en effet, mais c’est aussi l’histoire d’un autre. Ai-je le droit de révéler un secret qui ne m’appartient pas ?

Saladin croisa ses bras sur sa poitrine.

— C’est le secret de l’autre que je veux connaître, dit-il, c’est l’autre qui est le maître ici ; c’est de l’autre que dépend le sort de votre fille, et vous êtes trop mère pour ne pas comprendre que le sort de votre fille seul m’intéresse.

— Elle sera heureuse…, s’écria madame de Chaves.

Elle allait poursuivre, Saladin ne la laissa pas achever.