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LES HABITS NOIRS

Saladin, comédien de petite venue, mais très soigneux et très habile, profitait tout uniment d’un courant. Il exploitait la mode du détective.

Après avoir examiné madame la duchesse le temps voulu pour produire son effet, il prit le siège qu’on lui indiquait et tira de sa poche un assez vaste portefeuille en même temps qu’un objet enveloppé dans du papier qu’il remit entre les mains de madame de Chaves.

— Voici d’abord le bracelet de Petite-Reine, dit-il.

La duchesse à ce nom devint pâle comme une morte. Le tonnerre, éclatant dans la chambre, n’eût pas produit sur elle un pareil effet.

Elle chancela sur son siège et murmura :

— Quoi, monsieur ! vous savez ?…

— Je suis Renaud, répondit Saladin d’une voix basse et brève.

Il se mit en même temps à feuilleter rapidement son carnet.

— Rue Lacuée, no 5, dit-il en prenant un premier carré de papier : Madame Lily, dite la Gloriette, dix-huit à vingt ans, très jolie, conduite bonne, enfant dont on ne connaît pas le père ; nom de l’enfant : Justine, mais plus souvent appelée Petite-Reine dans le quartier… Contestez-vous ?

La duchesse le regardait bouche béante.

— Vous ne contestez pas, reprit Saladin, c’est exact.

Il choisit un autre carré de papier.

— Fin avril 1852, reprit-il, mère et fille entrées dans une baraque de la foire, place du Trône. Voiture prise à cause de la pluie…

Madame de Chaves l’interrompit par un cri de stupéfaction.

— Quoi ! même ces détails ! balbutia-t-elle.

Saladin lui imposa silence d’un signe de tête.

— Je suis Renaud, répéta-t-il pour la seconde fois.

Et il ajouta de sa voix glacée qui n’avait point d’inflexions :

— Voiture procurée par un jeune garçon, avaleur de sabres de son état. Quatorze ans. Nom : Saladin.

Il changea de carré de papier.

— Journée du lendemain très chargée. Faits principaux : départ de la jeune mère pour Versailles ; Petite-Reine confiée à une femme nommée la Noblet et portant aussi le sobriquet de la Bergère, dont le métier était de promener les enfants pauvres au Jardin des Plantes. Le nommé Médor, aide de la femme Noblet, laisse approcher des enfants une sorte de mendiante qui cache sa figure sous un vieux bonnet à voile bleu. Homme déguisé : ce même jeune garçon qui avait procuré la voiture la veille au soir…

— Êtes-vous sûr de cela ? s’écria Lily qui haletait.

— Je suis sûr de tout ce que je dis, répondit sèchement Saladin. J’ai interrogé moi-même le jeune garçon qui est maintenant un homme.

— Mais ma fille ! fit la duchesse avec explosion. Ma fille est-elle vivante !

Saladin jeta son carré de papier et sembla faire un choix parmi ceux qui restaient dans son carnet.

— Vous n’avez pas encore regardé si le petit bracelet est bien le vôtre, dit-il tranquillement.

C’était vrai, les mains tremblantes de madame de Chaves déplièrent l’enveloppe.