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LES HABITS NOIRS

Son adresse devinée, le bracelet retrouvé, l’allusion faite au sort de sa fille, tout cela s’évanouit peu à peu pour céder la place à ce problème, idiot dans ses termes : monsieur le marquis de Rosenthal se présentant à l’hôtel, sous le nom de Renaud, ancien employé de la police.

De bonne heure, Lily se leva. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Avant huit heures, elle était assise dans son boudoir, impatiente déjà et trouvant que monsieur le marquis de Rosenthal tardait. Elle avait donné l’ordre exprès d’introduire auprès d’elle monsieur Renaud sitôt qu’il se présenterait.

Demi-cachée derrière ses rideaux, elle interrogeait la cour et guettait la porte cochère.

Enfin, quelques minutes avant neuf heures, la porte s’ouvrit et un jeune homme, vêtu de noir, se dirigea vers la conciergerie. Le concierge, après l’avoir écouté, le conduisit lui-même jusqu’au perron.

Lily put l’examiner à son aise tandis qu’il traversait la cour d’un pas lent et solennel.

C’était un étudiant allemand, non pas précisément tel qu’on les voit à Leipzig ou à Tübingen, mais tel que les théâtres nous les montrent quand ils font de la couleur locale : bottes molles, pantalon noir collant, veste et jaquette noires surmontées par un vaste col blanc rabattu. Seule, la casquette traditionnelle était remplacée par un chapeau tyrolien à larges bords, d’où s’échappaient les mèches abondantes et lustrées d’une chevelure noire.

Lily avait vaguement l’espoir de trouver en ce nouvel arrivant une figure connue, mais elle dut s’avouer qu’elle ne l’avait jamais vu.

L’instant d’après, un domestique annonça monsieur Renaud, et Saladin fit son entrée dans le boudoir de madame la duchesse.

Celle-ci se leva pour le recevoir. Il salua, mais non point très bas, et dit en fixant sur elle ses yeux ronds qui la troublèrent :

— Voilà bien des années que je m’occupe de vous.

Il avait en parlant un léger accent tudesque.

Madame de Chaves ne trouva pas de réponse, elle le regardait avec une sorte de frayeur :

Saladin eut un sourire de froide bonté.

— Je ne vous veux que du bien, prononça-t-il du bout des lèvres.

La duchesse lui montra de la main un siège et dit tout bas :

— Je vous en prie, monsieur, apprenez-moi ce que je puis espérer de vous.

Saladin croisa ses bras sur sa poitrine. Il était superbe d’aplomb et de gravité. Il avait passé la nuit à composer son rôle, à l’apprendre et à le répéter.

Languedoc, déniché à la foire par Similor, était venu lui faire une tête : une tête de marbre immobile et glacée.

Si Saladin avait su le monde, peut-être aurait-il reculé devant l’audacieuse comédie qu’il allait jouer ; peut-être du moins aurait-il choisi d’autres moyens et pris d’autres apparences.

Sans prétendre qu’un autre stratagème n’eût point réussi auprès de cette pauvre femme, subjuguée d’avance et préparée à toutes les crédulités, nous affirmons que Saladin avait bien choisi son personnage.