Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
363
L’AVALEUR DE SABRES

Du reste, monsieur le duc de Chaves l’avait aimée passionnément pendant plusieurs années, et jusqu’à ces derniers temps, elle avait gardé sur lui un remarquable empire.

Il était fier de sa beauté. Il éprouvait à chaque instant de ces mouvements de jalousie qui enchaînent, et pour le garder esclave, Lily, soutenue par la pensée qu’elle travaillait pour sa fille, avait parfois surmonté un sentiment qui était plus que de la froideur.

Le duc alors redevenait l’amant agenouillé des premiers jours.

Au bois et dans les fêtes de la haute vie, en voyant passer cette femme si noblement fière, souriante et, en apparence, heureuse d’être partout la reine de beauté, vous n’eussiez jamais deviné la plaie incurable de son âme.

Monsieur le duc de Chaves, de son côté, avait accompli loyalement au moins une partie du pacte conclu. Sa fortune avait toujours été à la disposition de Lily, dès qu’il s’était agi de chercher Petite-Reine.

Il n’avait menti qu’une fois, quand il avait donné à penser à la jeune mère que sa fille était partie pour l’Amérique.

Et s’il avait menti, c’était pour emporter l’objet de sa passion comme une proie.

Lily, seule dans sa chambre, repassait en elle-même ces événements lointains, mais la lettre mystérieuse, à son insu, prenait déjà sa pensée.

Souvenons-nous que, même avant d’avoir reçu cette lettre, elle avait dit à Hector, superstitieuse comme toujours les martyres : « Si cette somnambule retrouvait le bracelet, elle pourrait aussi retrouver l’enfant… »

La lettre était sur la table de nuit. Madame la duchesse de Chaves se prit à la regarder. Matériellement, cette lettre sentait l’endroit d’où elle venait : c’était un papier grossièrement parfumé, dans une enveloppe timbrée avec prétention.

Madame de Chaves la prit et la relut. Elle fut frappée, ou plutôt blessée par la niaise emphase de son contenu. Ces phrases, coupées avec une majesté sibylline, lui sautèrent aux yeux comme une ridicule mystification.

Et pourtant elle la relut non pas une fois, mais dix fois.

Le roman ! le roman, stupide ou non, la menace qu’on ne comprend pas, la promesse mystérieuse !

Je ne sais pas d’homme au monde qui puisse recevoir, sans émotion, la prière de passer chez un notaire inconnu.

C’est là le roman, c’est là son prestige, c’est là ce qui mène les trois quarts de la vie des trois quarts d’entre nous !

Et si je voulais aller au fond des choses, je dirais que, quand le roman entre une fois dans la vie, plus il est absurde plus il devient entraînant.

D’ailleurs, il y avait quelque chose dans cette lettre. On avait découvert le nom de madame de Chaves et son adresse qu’elle avait cru tenir cachés ; on avait retrouvé le bracelet ; on avait fait bien plus : on avait deviné, et c’était magie, la secrète préoccupation de son cœur.

Car cet objet, plus cher et plus cruellement regretté, auquel on faisait allusion, que pouvait-il être, sinon sa fille elle-même ?

Elle se mit au lit en songeant à la lettre.

Elle voulut s’endormir ; la lettre la poursuivit comme une tyrannie.

Et, chose singulière, parmi les énigmes que la lettre proposait, les plus obsédantes pour sa pensée n’étaient pas celles dont l’exposé du moins se comprenait.