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LES HABITS NOIRS

Madame de Chaves reçut le soir même par la poste la lettre de la somnambule. Il y avait en elle, en ce moment, une inquiétude qui se rapportait à un danger tout personnel ; madame de Chaves, nous le savons, n’ignorait rien de la sauvage et bizarre nature de son mari.

Elle connaissait vaguement, mais suffisamment, l’histoire de celle qui, avant elle, avait porté ce titre et ce nom : duchesse de Chaves.

Elle lut la lettre au milieu d’une certaine préoccupation, non point qu’elle eût peur, car elle était brave comme toutes celles qui ont terriblement souffert, mais parce qu’elle tenait, comme d’autres s’accrochent au dernier amour, à la faible espérance qui était désormais toute sa vie.

Car telle nous l’avons vue autrefois dans la chambrette de la rue Lacuée, à genoux devant le berceau vide de Petite-Reine, telle Lily était restée après tant de temps écoulé.

Sa fille ! il n’y avait en elle que sa fille. En dehors de ses regrets et de ses espoirs qui avaient sa fille pour objet, vous eussiez trouvé dans sa poitrine le cœur d’une morte.

Elle jeta la lettre qu’on lui avait apportée dans sa chambre à coucher, et se reprit à songer à cette rencontre bizarre : monsieur le duc de Chaves, cet homme sombre et froid, montant les degrés qui conduisaient à un théâtre forain.

C’était fort surprenant, mais, en somme, la conduite de monsieur le duc intéressait Lily médiocrement, et ce qui lui restait de cette aventure c’était le singulier regard que monsieur de Chaves avait jeté sur elle.

Monsieur de Chaves était à Paris quoiqu’il eût annoncé hautement son départ, et monsieur de Chaves, avant son absence, lui avait fait comprendre, avec douceur et courtoisie, que les assiduités du jeune Hector de Sabran pouvaient présenter un danger.

S’il était une femme au monde dans l’existence de laquelle le roman débordât, c’était assurément madame de Chaves. Depuis l’heure de sa naissance, en quelque sorte, le roman ne l’avait jamais quittée, quoiqu’il n’y eût pas un atome de tendance romanesque dans son esprit, ni dans son cœur.

Elle avait passé au milieu de tout cela, portée par les événements, et n’avait jamais eu qu’une passion profonde, son amour pour sa fille.

Justin lui-même ne lui laissait qu’un souvenir doux et tranquille.

Mais le roman la pressait de toute part. Et en ce qui regardait sa position vis-à-vis de son mari demi-sauvage, c’était un roman bien connu, une légende, un conte d’enfant : l’histoire de Barbe-Bleue.

Monsieur le duc n’était pas homme à chercher des intrigues subtiles. Il aimait avec une brutalité folle. Lily avait la conviction qu’il s’était débarrassé de sa première femme pour l’épouser, elle, Lily.

Elle pensait, tout en se disant : c’est impossible ! qu’il pourrait prendre le même moyen pour épouser une autre femme.

Elle ne l’avait jamais aimé. Elle avait pour lui la répugnance terrifiée des enfants prisonniers de l’ogre. Elle s’était résignée à cette torture de vivre près d’un pareil homme, parce qu’elle avait vu dans ce sacrifice le moyen de retrouver Justine.

Elle eût fait plus encore, si une épreuve plus dure se fût présentée à elle.