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L’AVALEUR DE SABRES

« Il y a au-dessus de moi un homme dont ma science m’a également fait connaître l’existence et la supériorité.

« L’objet que vous avez perdu et qui vous était cher vous sera rendu par lui.

« Peut-être l’homme dont je parle pourrait-il guérir en vous le regret produit par une perte bien autrement cruelle…

« Il ne m’est pas permis de vous en dire davantage.

« On annoncera demain chez vous, à la première heure, l’ancien agent de police Renaud. Recevez-le, et sachez tout de suite que vous aurez affaire au jeune et célèbre marquis de Rosenthal ! »


— Signez, ordonna Saladin.

Madame Lubin signa.

— Et qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-elle.

— Si ma main droite le savait, répondit Saladin avec emphase, je la couperais. Mettez l’adresse.

Madame Lubin adressa la lettre à madame la duchesse de Chaves en son hôtel, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Saladin prit son chapeau. Avant de franchir le seuil, il mit un doigt sur sa bouche, puis il sortit sans prononcer une parole.


III

Saladin monte à l’assaut


Il y a dans la vie des choses absurdes qui doivent réussir, de même qu’il y a dans l’art des œuvres très méprisables dont le succès est forcé. Pour juger ceci et cela il faut se placer à de certains points de vue.

Le roman est entré dans nos mœurs bien plus profondément qu’on ne le pense : ceci pour le commun des hommes et des femmes. Pour ceux ou pour celles qui souffrent d’une grande blessure, la vie même devient un roman.

Et si cette blessure, au point de vue des douleurs qu’elle occasionne comme au point de vue des espoirs de guérison qu’elle laisse, touche par quelque côté au domaine exploité habituellement par les conteurs, l’invasion du roman dans la vie passe à l’état de tyrannie absolue.

Les contes, en effet, partent presque toujours d’un fait véritable et, pour ne point abandonner le sujet même de notre récit, il est certain, malheureusement, que l’enlèvement d’un enfant n’est pas une circonstance très exceptionnelle.

Parti du fait fondamental et vrai, le romancier en tire des conséquences à sa guise, et c’est là que commence le roman.

C’était-à-dire, pour beaucoup de gens, le mensonge ; pour d’autres, la déduction logique des événements.

Nous ne craignons pas de dire que l’imagination blessée de toute mère à qui on a ravi son enfant invente en une semaine plus de romans que l’habileté du plus fécond romancier n’en saurait trouver en dix années.