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L’AVALEUR DE SABRES

Le commencement de son repas, il le donna complètement au triomphe. Ce fut seulement vers le dessert qu’il s’interrogea au sujet des voies et moyens à prendre pour exploiter son aubaine.

Quoiqu’il n’admît pas le mépris de mademoiselle Saphir à son égard, il ne comptait plus sur elle et cherchait vaguement le moyen, en apparence impossible, d’agir sans elle.

Les affaires valent par la façon dont on les mène. Une mère, en définitive, peut offrir très décemment 10 000 francs à l’homme qui lui ramène sa fille, comme elle peut être obligée de lui servir vingt mille livres de rente.

Tout dépend de l’exécution.

Saladin n’avait jamais réfléchi à cela. Comment faire ? Sous quel aspect se présenter à l’hôtel de Chaves ? Comment y être admis ? Comment y faire, du premier coup, la figure qu’il fallait pour produire l’effet désirable et se poser en gendre possible ?

De loin ces difficultés peuvent sembler vénielles à un aventurier de l’espèce de Saladin, à qui son ignorance absolue du monde donne l’audace des aveugles au bord d’un précipice.

Mais de près, cela devenait terrible. Avec un peu de bon sens, et Saladin n’en manquait pas tout à fait, il était facile d’augurer que tout devait se terminer par une récompense honnête.

Le fromage de Saladin devint amer dans sa bouche ; son dernier verre de vin lui resta au gosier.

Il travaillait désespérément, et ceux qui l’avaient vu commencer son repas d’un appétit si triomphal ne l’auraient point reconnu, quand il demanda le café d’une voix presque dolente.

Il chercha bien un instant quel levier de manœuvre pourrait lui fournir la découverte qu’il avait faite par hasard ; monsieur le duc de Chaves guettant sa femme derrière les persiennes d’un entresol.

Mais ce genre de roman n’était pas dans les cordes de Saladin : tout au plus devinait-il vaguement qu’il y avait là un moyen d’action. La manière de s’en servir lui échappait absolument.

Il huma son café d’un air mélancolique.

Avant d’avaler la dernière gorgée, il mit la main à la poche pour chercher son porte-monnaie et sentit un objet étranger, dont il ne devina pas d’abord la nature. Il le retira vivement, et sourit avec une sorte de colère en reconnaissant le butin qu’il avait ramassé deux heures auparavant, au coin d’une borne, dans la cour de l’hôtel de Chaves.

Mais une réflexion soudaine lui traversa le cerveau. Son rire se figea et ses yeux ronds lancèrent un éclair.

— Le bracelet, murmura-t-il ; le bracelet d’enfant !

C’était en effet un pauvre petit bijou, sans valeur aucune, fait avec des perles de verre, montées sur un fermoir en cuivre doré.

— La petite avait le pareil autrefois ! dit encore Saladin qui était tout blême et dont les tempes battaient ; je m’en souviens comme si j’y étais encore ! je le regardai pour voir si c’était de l’or ou de l’argent, mais comme ça ne valait rien, je le jetai avec le reste dans le trou du fumier, entre Charenton et Maisons-Alfort…

— L’addition ! cria-t-il d’une voix retentissante, en frappant de son couteau sur la table.