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L’AVALEUR DE SABRES

au grand événement de sa vie : le vol de Petite-Reine. D’un coup d’œil il avait reconnu le « milord » de la rue Cuvier.

Il y a les favoris du succès, il y a les gens que la chance contraire poursuit et accable toujours ; ceci soit dit sans donner gain de cause à la masse des impuissants qui se plaignent du hasard. Médor, depuis quatorze ans que nous l’avons quitté, avait fait de son mieux dans la mesure de ses moyens assez bornés ; sa profession de chien de berger, sous les ordres de Madame Noblet, était bien véritablement à la hauteur de son intelligence, et mettait dans tout son jour sa qualité principale, la fidélité.

Il y avait du chien dans ce bon garçon et son ambition n’allait pas au-delà de celle des chiens : boire à sa soif, manger à sa faim, et dormir son content. Il avait eu pourtant, dans sa jeunesse, une émotion poignante et une profonde affection : nous voulons parler de son dévouement à la douloureuse folie de la Gloriette, pleurant et se mourant près du berceau de sa fille.

Ce serait peine perdue que d’analyser un sentiment pareil.

Y avait-il ici de l’amour dans l’acception habituelle du mot ? je le pense un peu, puisque le premier mouvement de Médor avait été de souffrir du retour de Justin. Médor était donc jaloux. Mais les chiens le sont aussi.

Je n’ai jamais admis l’opinion de ces précieux, professant que l’amour d’une pauvre créature, comme était Médor, peut ternir l’éclat de la plus éblouissante des femmes. Chacun a le droit de contempler les astres, et ce ne sont pas ces humbles adorations qui déshonorent.

Il est certain, d’ailleurs, que ce mot amour a toute une échelle de significations diverses applicables à l’échelle des intelligences et des caractères.

Médor se serait fait tuer pour la Gloriette avec plaisir, voilà ce qui est certain.

Il avait pris en affection Justin diminué et vaincu, à cause de la Gloriette.

Et quand il avait trouvé un jour Justin ivre d’absinthe, c’est-à-dire noyé dans le plus méprisable, dans le pire des découragements, Médor s’était dit : en voici un qui est perdu pour notre besogne, je tâcherai de faire tout, moi seul.

La besogne de Médor c’était de retrouver Petite-Reine. Cette ardente volonté, née du désespoir de Lily, qu’il avait vu de si près, avait survécu en lui à la disparition même de la jeune mère.

Les idées naissaient en lui difficilement ; quand elles étaient nées, elles ne mouraient point, parce que d’autres idées ne venaient jamais les étouffer ou les chasser.

D’ailleurs, il pensait peut-être vaguement que Petite-Reine retrouvée rappellerait Lily comme un aimant attire le fer, et quand l’espoir de revoir Lily lui venait, ses pauvres yeux se mouillaient de larmes.

Il cherchait depuis quatorze ans, comme il pouvait ; en cela comme en tout, il n’avait jamais eu qu’une idée, et il la suivait patiemment, malgré l’inutilité de ce long effort.

Il s’était dit, dès les premiers jours, ajoutant son propre instinct aux conjectures des gens de la police, que Petite-Reine avait dû être enlevée par des saltimbanques.

Pour la retrouver, le moyen le plus simple était donc de faire la revue