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L’AVALEUR DE SABRES

qu’une petite machine à vapeur poussait des sifflements, à faire saigner les oreilles.

C’était complet. Cela rejetait dans l’ombre les plus éclatantes illustrations de la foire : la famille Cocherie et l’épique Laroche, dont les établissements voisins semblaient de vulgaires cabanes auprès du palais Canada.

Au moment où le comte Hector et sa compagne traversaient la foule, Échalot annonçait dans son porte-voix que la grande représentation de mademoiselle Saphir allait commencer.

— Quoique légèrement indisposée, ajoutait-il, elle n’a pas besoin de l’indulgence du public.

Hector avait le rouge au front, et des gouttelettes de sueur tombaient le long de ses tempes.

Il avait fait en vérité tout ce qu’il avait pu pour s’opposer à la fantaisie de sa compagne, proposant de revenir le soir et quand, au moins, madame de Chaves aurait pu quitter ce costume d’amazone qui faisait d’elle le point de mire de tous les regards.

Mais la belle duchesse s’était montrée inflexible. Elle avait répété ce mot qui, pour les femmes, remplace toute explication : « Je le veux ! »

Madame la duchesse de Chaves était pour le moins aussi émue que son cavalier qui sentait frémir son bras.

La foule s’engouffrait dans la baraque en vogue avec un entrain merveilleux, au son d’une musique impossible.

Madame de Chaves cherchait à entraîner Hector qui ne résistait plus, opposant seulement à l’impatience de sa compagne la force d’inertie. Une véritable cohue les séparait encore de l’estrade.

Le reste de la place était à peu près désert ; l’établissement Canada monopolisait littéralement le succès.

À une cinquantaine de pas de là, dans un autre rang de baraques plus pauvres, une baraque, la plus misérable de toutes, s’élevait formée de quelques planches mal jointes qui chancelaient.

Cette baraque n’avait point de tableau ; elle portait seulement une enseigne écrite au cirage et qui disait : « Grands exercices de Claude Morin, dernier avaleur de sabres. »

Un pauvre diable mal vêtu et dont la figure amaigrie disparaissait presque sous la masse énorme de ses cheveux crépus était assis par terre devant cette cabane la tête entre ses deux genoux.

Il jetait un regard mélancolique sur le victorieux établissement des Canada qui lui faisait face.

Personne, dans Paris, ne connaissait ce pauvre diable, et le lecteur lui-même ne se souvient sans doute plus que Claude Morin était le véritable nom de Médor.

Madame de Chaves et Hector lui tournaient le dos, placés qu’ils étaient entre son bouge et l’estrade Canada.

En ce moment, une voiture fermée s’arrêta devant le saut de loup des Invalides. Deux hommes en descendirent et se dirigèrent au plus épais de la foule. Ils étaient tous les deux d’un certain âge, leurs tournures et leurs costumes tranchaient parmi ce rassemblement de petits bourgeois.

L’un d’eux, fortement basané, rabattait un chapeau à larges bords sur sa chevelure d’un noir mat où tranchaient quelques mèches grisonnantes.