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LES HABITS NOIRS

« Un jour j’eus la pensée de monter, moi aussi, à cheval. Elle se rendait, chaque matin, à une petite chapelle située au bord de l’eau, où elle semblait accomplir une neuvaine ou un vœu, car elle est pieuse comme un ange, et je ne sais pas d’où sa religion lui est venue.

« Mon cheval croisa le sien, comme elle sortait de la chapelle, dans l’avenue qui rentre en forêt. J’avais eu tort de craindre et je ne sais point de grande dame qu’il soit plus facile d’aborder. Elle a l’autorité de celles qui, tout naturellement, se sentent le droit de faire le premier pas.

« Elle me reconnut, avant même que je l’eusse saluée ; elle poussa un cri, et, toute pâle de joie, elle prononça mon nom.

« Ce fut sa main qui se tendit vers la mienne ; tandis qu’elle murmurait :

« — J’ai achevé aujourd’hui ma neuvaine, et c’était vous que je demandais à Dieu.

« Hélas ! belle cousine, s’écria ici Hector avec une colère douloureuse, vous allez la juger mal peut-être. Elle appartient à une classe où un pareil abandon peut sembler effronterie.

Madame de Chaves lui serra la main fortement.

— Continuez, dit-elle, ne plaidez pas sa cause qui est gagnée ; je l’aime puisque vous l’aimez.

Hector porta la douce main qu’on lui donnait à ses lèvres.

— Merci ! murmura-t-il, du fond du cœur, merci !… Mais ne me demandez pas de vous raconter ce qui fut dit dans ce tête-à-tête étrange et délicieux qui sera le plus cher souvenir de ma jeunesse. Les paroles échangées, je m’en souviens mais, quand je veux les répéter, il semble qu’elles perdent leur sens véritable. Le courant des pensées de Saphir ne se rapporte à rien de ce que vous ou moi nous pouvons connaître ; c’est une naïveté bizarre où il y a de saintes aspirations. Elle semble avoir vécu dans une féerie, et le monde ne lui est apparu qu’au travers d’un rêve. Elle n’a rien du milieu grossier dans lequel se passa son enfance, sinon l’amour filial qu’elle porte aux pauvres gens qui l’ont élevée…

— Ce n’est donc pas leur fille ? demanda madame de Chaves avec vivacité.

— Ce n’est pas leur fille, répondit Hector.

Puis avec un sourire mélancolique, il ajouta tout bas :

— Belle cousine, je suis égoïste quand je parle d’elle ; j’oubliais que vous aviez aussi votre adorée folie.

— C’est vrai, murmura la duchesse qui avait aux joues une rougeur fiévreuse, je pense à elle toujours, toujours ! mais cela ne m’empêche pas de vous écouter pour vous, Hector. Continuez, je vous prie.

— J’ai tout dit, répliqua le jeune comte de Sabran nous fîmes une longue route côte à côte, comme nous voilà tous les deux, ma belle cousine ; nous avions sur nos têtes l’ombre épaisse des grands arbres, et nulle rencontre ne vint troubler notre solitude. Nous parlâmes d’amour ou plutôt chaque chose que nous disions contenait une pensée d’amour. Elle n’a rien à cacher, je vous l’affirme, et son cœur se montre dans tout l’orgueil de son exquise pureté. Au bout d’une heure, nous étions des fiancés qui sont sûrs l’un de l’autre et n’ont plus à s’exprimer leur mutuelle tendresse. Qu’avions-nous dit ? de ces riens que les cœurs traduisent et qui valent cent fois le serment banal d’aimer toujours.