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L’AVALEUR DE SABRES

La poitrine d’Hector se gonfla, et les yeux de sa compagne se baissèrent sous le regard de feu qu’il lui lança.

— Elle est belle comme vous, dit-il en contenant sa voix, et je n’ai jamais trouvé personne à lui comparer que vous. Vous n’avez pas les mêmes traits, vous ne vous ressemblez pas, et pourtant, chaque fois que je vous vois, je pense à elle. J’établis entre elle et vous je ne sais quel lien mystérieux… comment vous dire cela ? mon amour pour elle a comme un reflet dans ma tendresse pour vous… Vous pleurez ! pourquoi pleurez-vous, madame ?

La duchesse essuya ses yeux vivement, et dit en essayant cette fois de railler :

— C’est vrai, je pleure… et je ne sais pas lequel de nous deux est le plus fou, Hector, mon pauvre neveu !

— Car, se reprit-elle, je suis votre tante, et il faudra bien à la fin que je vous parle raison… Mais auparavant, je veux savoir. Ne l’avez-vous jamais revue avant de la retrouver à Paris ?

— Je l’ai cherchée souvent et trouvée quelquefois, répondit Hector mais je sens plus amèrement que vous ne pourriez l’exprimer le malheur de cette passion qui m’entraîne ; je résiste, j’ai honte. J’aimerais mieux ne la voir jamais que d’affronter ces terribles applaudissements que son talent soulève et qui me serrent si douloureusement le cœur.

— Et cependant…, commença madame de Chaves.

Hector l’interrompit, d’un geste doux, et sa voix prit un accent de recueillement.

— Le hasard m’a servi une fois, dit-il, et mon pauvre roman, si triste, a du moins une page heureuse. L’année dernière, elle a été malade en passant à Melun, et vous ne sauriez croire à quel point les bonnes gens qui exploitent son talent l’aiment religieusement. C’est comme une famille où le père et la mère vivent agenouillés devant l’enfant. Je les crois riches d’une façon relative ; du moins ne négligent-ils rien quand il s’agit de leur adorée Saphir. Lors de sa convalescence, ils lui louèrent un petit appartement dans une jolie maison voisine de la Seine sur la lisière de la forêt de Fontainebleau.

« Elle n’a pas, vous le pensez bien, s’interrompit timidement Hector, les frayeurs ni les préjugés des autres jeunes filles. Chaque matin elle allait toute seule faire une longue promenade à cheval en forêt. Il y a un dieu pour les amoureux, ma belle cousine ; dès la première promenade qu’elle fit, je la rencontrai.

— Mais, poursuivit Hector, ces rencontres en forêt ne m’avançaient pas beaucoup ; je n’étais plus le lycéen du Mans, hardi à force d’ignorance. Mon amour avait grandi : je n’osais plus, je me cachais derrière les branches pour la regarder passer, et il me semblait impossible d’acquérir l’audace qu’il eût fallu pour l’aborder.

— Vous n’êtes pas timide, pourtant, murmura la duchesse.

— Non, répondit Hector, avec les femmes de notre monde je ne suis pas timide. Elles sont heureuses, nobles, défendues par le respect de tous mais celle-ci, qui pour moi était au-dessus de n’importe quelle princesse et qui en même temps tenait dans la vie un état si misérable, comment l’aborder ? comment m’excuser de l’avoir abordée ? et que lui dire enfin sur cette route où l’on ne pouvait parler à genoux ?