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LES HABITS NOIRS

À pareille aventure, il n’y avait qu’un dénouement possible : l’aumône.

Justin répéta : tout de suite ! et mit les trois billets de cent francs sur les genoux de Lily.

Là-bas, dans la cité des chiffonniers, rien n’est mieux connu que les billets de banque. On n’en voit pas souvent, mais on en parle sans cesse. C’est le rêve et la poésie du métier : trouver un billet de banque !

Le fiacre longeait au trot ce quai désert qui fait face à l’Hôtel-Dieu. Lily était rouge comme une cerise ; son sein battait ; les cils recourbés de sa paupière ne cachaient pas toute la flamme de son regard. Justin donna le signal d’arrêter. Lily sauta sur le pavé et s’enfuit.

Le cocher rit encore, c’était un observateur. Quant à notre étudiant, il resta tout simplement abasourdi, puis il se frotta les mains de bon cœur, puis encore il se demanda :

— Pourquoi ai-je donné les trois billets ?

C’était absurde. Paris ne contient pas dix millionnaires capables d’agir ainsi.

Justin soupira longuement, mais ce n’était point le remords de sa prodigalité qui lui arrachait ce profond soupir.

Il avait devant les yeux une vision : Lily, transformée par ce qui se peut acheter avec trois billets de banque de cent francs.

Trois billets de cent francs ne sauraient vêtir une comtesse, ni même une bonne bourgeoise, mais trois billets de cent francs peuvent pailleter une saltimbanque ou couvrir très décemment une fillette.

Ce diable de cocher vous avait encore un air goguenard en recevant le prix de sa course, à la porte de Justin.

Celui-ci monta à sa chambre, qui lui sembla triste et vide. Il éprouvait au cœur cette meurtrissure qui reste après la rupture d’une vieille et profonde amitié.

En tout, Lily et lui avaient été une demi-heure ensemble.

Il se jeta sur son lit, tout songeur, et si las qu’une orgie à tous crins ne l’eût point fatigué davantage. Il n’essaya même pas d’en appeler au travail, Rogron eut tort ; l’examen fut oublié.

Cette île de jeunesse, le Pays latin, est toute pleine de joyeuses et belles filles, quoiqu’on y trouve aussi les plus laides coquines de l’univers. Justin n’avait qu’à choisir parmi les plus folles et les plus jolies. Il essaya en vain d’évoquer les souriants visages de ses danseuses préférées. C’était l’étrange beauté de Lily, demi-nue, qui passait et repassait devant ses yeux.

Il voyait sa robe pauvre et plus que fanée, drapant, mais dévoilant l’idéale perfection d’un corps de nymphe antique ; il voyait ces longs yeux noirs aux regards hardis et candides, ce front presque céleste, perdu sous la richesse désordonnée d’une splendide chevelure blonde.

Elle s’était enfuie, la sauvage créature, sans dire merci, ni plus ni moins qu’un chien à qui on a jeté un os.

Tout était bizarre et insensé dans cette aventure qui laissait après elle la sensation d’une chute.

Et, chose incroyable, parmi cette douleur morale où il y avait de la honte et une sorte de dégoût, la rêverie se dégageait brillante et suave.

Justin avait une mère, noble, bonne, bien-aimée, qui regardait de loin avec miséricorde ses fredaines d’enfant. Elle admettait, comme toutes les