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L’AVALEUR DE SABRES

au bois, Hector et la duchesse, suivant droit leur chemin, prirent un temps de galop sur la route de Neuilly.

Ce fut là seulement qu’ils commencèrent à causer.

— Il y a quelque chose d’heureux dans l’air, dit la duchesse. Il me semble que je vais apprendre de bonnes nouvelles. Je n’ai jamais cessé de chercher parce que cet amour était tout pour moi et que rien, rien au monde ne pourrait le remplacer ; mais j’ai souvent désespéré. À mesure que le temps passait, je me disais : les chances diminuent, et plus d’une fois je me suis éveillée, la nuit, oppressée par une angoisse inexprimable. J’avais rêvé qu’elle était morte.

— Elle a été toute votre vie, murmura Hector, pensif. Comme vous l’aimez !

— Oui, mon bel amoureux, toute ma vie, et je ne saurais exprimer l’ardeur de ma tendresse. Il y a dans mes souvenirs un homme sincèrement aimé, un seul. Il est des heures où je doute encore de son abandon, parce que son caractère était noble et que, chez lui, une lâcheté ne me semble pas possible… C’est une chose singulière que la vivacité de ces impressions après tant d’années écoulées ! Loin d’aller s’éteignant les souvenirs de cette époque, qui fut en réalité toute ma vie, sont plus nets de jour en jour. J’ai fait ce travail charmant et cruel de voir grandir ma Petite-Reine, de suivre en elle le changement que produit chaque semaine, chaque mois, de deviner en quelque sorte comment elle a grandi, embelli ; comment elle s’est transformée, et il me semble qu’à l’aide de ce pauvre calcul où j’ai dépensé tant d’heures, si je la voyais là, devant moi, je la reconnaîtrais.

Hector souriait, tout ému.

— Comme vous auriez été heureuse, belle cousine, pensa-t-il tout haut, et comme cet homme eût été heureux !

— Ah ! oui, fit-elle, je l’aurais bien aimé, à cause d’elle. C’était un gentilhomme aussi, mais non pas un grand seigneur comme monsieur le duc. Je trouvais qu’il m’aimait trop, pauvre folle que j’étais, parce que je ne pouvais lui donner, en échange de sa passion, que mon cœur, où ma Justine tenait une si grande place… Ne parlons que d’elle. On ne meurt pas de joie ; sans cela j’aurais peur de ne lui donner qu’un baiser, si Dieu m’exauce enfin et la rend à ma folie !

— Vous n’avez jamais songé, demanda le jeune comte, à chercher ce pauvre bon Médor dont vous m’avez raconté le dévouement si simple et si touchant ?

— Depuis mon retour en France, répondit madame de Chaves, j’ai fait l’impossible pour retrouver Médor. Tout a été inutile. Il a disparu ; il est mort, sans doute.

— Et mon oncle a cessé de vous prêter son aide ?

— Monsieur le duc est toujours bon pour moi. Tous mes désirs sont devancés par sa courtoisie. Seulement la grande passion qui l’a entraîné vers moi jadis est éteinte, et une sorte de galanterie respectueuse l’a remplacée. Il a repris sa liberté sans me rendre la mienne, et puisque nous en sommes sur ce sujet, Hector, nous allons causer sérieusement. Je ne sais pas si votre oncle est jaloux ou s’il feint d’être jaloux, mais…

— Comment ! s’écria le jeune homme vivement, vous seriez soupçonnée !