Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
336
LES HABITS NOIRS

Saladin était fixé désormais sur les motifs qu’avait eus Son Excellence pour choisir, en qualité d’observateur, cette fenêtre d’entresol.

Son Excellence jouait décidément tout au long la vieille comédie de l’époux soupçonneux qui veut surprendre sa femme.

Elle était fermée maintenant cette fenêtre. Monsieur le duc avait achevé sa besogne comme Saladin la sienne.

— C’est égal, se dit ce dernier, il n’a pas fait une si bonne journée que moi !

Content de lui et voyant l’horizon couleur d’or, il entra au restaurant dont l’étalage lui avait donné le supplice de Tantale et, contre ses habitudes d’économie, il se paya un plantureux déjeuner dînatoire.

Pendant cela, le comte Hector et sa belle compagne, qui était bien réellement madame la duchesse de Chaves, avaient tourné le coin de l’avenue Marigny et gagné la grande avenue des Champs-Élysées.

Le comte Hector était un charmant cavalier, assurément, mais madame la duchesse revenait d’un pays où les femmes font des miracles à cheval. C’était une amazone accomplie. La foule élégante qui encombrait à cette heure la grande route du lac la connaissait et lui faisait un succès de curiosité.

Ce sont, dit-on, des boîtes à médisances tous ces équipages coquets qui vont cueillir chaque jour, à la même heure, la plus enviée de toutes les voluptés parisiennes : la promenade au bois.

Ces bouquets de femmes, qui émaillent si brillamment l’avenue de l’Étoile, ont la réputation de cacher de longues et innombrables épines.

Peut-être, en effet, médisaient-elles de madame la duchesse et de son trop jeune chevalier servant, mais il n’y paraissait point en vérité au milieu de tant de saluts empressés et de bienveillants sourires.

Par exemple, on ne ménageait pas monsieur le duc absent. Toutes les dames s’accordaient à dire que c’était un sauvage d’autant plus disgracieux qu’il pouvait passer pour un ancien bel homme, la chose la plus détestée qui soit au monde. C’était un joueur effréné, un duelliste de farouche humeur qui gardait sur le terrain la sombre mine d’un tyran de mélodrame. C’était un buveur que le vin ne savait pas égayer et ses histoires galantes elles-mêmes avaient je ne sais quelle funèbre couleur de tragédie.

Ah ! certes, dans ces charmants comités qui roulaient en ressassant l’éternel radotage des nouvelles à la main, la malveillance n’était pas pour madame la duchesse. Elle eût été radicalement excusable si on avait su à peu près d’où elle venait.

Mais on ne le savait pas et c’était terrible. Vous figurez-vous une duchesse dont on ne peut dire le nom de demoiselle ?

Du reste, elle se tenait « à sa place », et on lui en savait gré. Le monde ne la voyait guère que dans les circonstances officielles, et, malgré l’immense fortune de son mari, elle n’était jamais entrée dans la lice où combattent les éblouissantes.

À l’Arc de Triomphe, Hector et sa belle compagne cessèrent de suivre le chemin de tout le monde. Tandis que la cohue moutonnière des équipages tournait à gauche et s’engouffrait fidèlement dans l’avenue de l’impératrice qui est le seul couloir authentique par où l’on puisse arriver