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LES HABITS NOIRS

— Tiens, tiens, murmura-t-il, ça se complique, mon richard a trouvé une autre guérite.

La porte cochère de l’hôtel s’ouvrit en ce moment à deux battants.

Dans la vie du marquis Saladin les émotions n’abondaient pas. Il n’avait jamais aimé ni père, ni mère, ni frère, ni sœur ; mais le cœur peut battre sans cela. Saladin s’aimait lui-même incomparablement ; il s’agissait en ce moment de lui-même ; il fut obligé de s’appuyer aux volets d’une boutique, parce que ses jambes faiblissaient sous lui.

Qu’allait-il voir ? Sa fortune ? Sa ruine ? Avait-il gagné ou perdu la première manche de cette romanesque partie qu’il préparait depuis tant d’années ?

La porte cochère restait ouverte et rien ne paraissait.

Derrière les persiennes de l’entresol, l’homme à la barbe couleur d’encre moisie toussait en allumant un second cigare.

L’âme entière de Saladin était dans ses yeux. Il ne se faisait pas d’illusion ; il y avait quatorze ans qu’il n’avait vu la Gloriette, et encore pouvait-on dire qu’il l’avait entrevue seulement : une fois à la baraque de madame Canada, une fois sur la place Mazas, au moment où elle confiait Petite-Reine à madame Noblet, la Bergère.

Il n’avait pas l’espoir de la reconnaître dans le sens ordinaire du mot ; c’était pour cela un esprit bien trop sage, mais il avait présente dans ses moindres détails la figure de mademoiselle Saphir, et il se disait avec une certaine apparence de raison : je reconnaîtrai la mère par la fille.

Le pavé de la cour sonna sous des pas de chevaux, et deux palefreniers se montrèrent habillés de leurs longues camisoles groseille ; ils vinrent jusqu’à la porte, maintenant deux fringants chevaux.

Le comte Hector était sur l’un, l’autre portait une amazone vêtue de drap noir, avec le chapeau mexicain entouré d’un voile.

Saladin, par un mouvement irrésistible où il y avait plus que de la curiosité, traversa la moitié de la rue à la rencontre du cavalier et de l’amazone, derrière lesquels se refermait le portail de l’hôtel.

Sa première pensée fut celle-ci : « Elle est trop jeune ! »

Et par le fait, c’était une jeune femme pleine de grâce et de beauté qui accompagnait l’heureux comte Hector.

Sous son voile on apercevait sa figure un peu pâle mais souriante, et ses grands yeux avaient cet éclat mouillé qui n’appartient qu’à la jeunesse.

Saladin était si près que le comte Hector fut obligé d’arrêter son cheval pour ne le point heurter.

— Rangez-vous donc, imbécile, dit involontairement le jeune gentilhomme.

Saladin ne se dérangea ni ne se fâcha. Il était sous le coup d’un étonnement qui allait jusqu’à la stupéfaction.

Sa seconde pensée fut celle-ci : « C’est elle, toute pareille à autrefois ! Elle n’a pas même vieilli ! »

La ressemblance avec mademoiselle Saphir, sur laquelle il comptait pour reconnaître cette fée qui allait lui donner la richesse, n’existait même pas. Point n’était besoin de cela. Saladin retrouvait par une sorte de miracle, malgré l’injure de quatorze années, la jeune et belle créature qui s’était assise à quelques pas de lui jadis sur les pauvres banquettes du Théâtre