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L’AVALEUR DE SABRES

agents de la police pour retrouver Petite-Reine, le duc de Chaves enfin, le mari actuel de la Gloriette, avait cette peau de bistre et cette barbe noire comme de l’encre.

Involontairement Saladin répéta en lui-même et cette fois avec un sourire cruel :

— C’est tout près de l’hôtel de Praslin où il y eut un duc qui tua une duchesse !


XXI

Le duc de Chaves


Un assez long temps se passa. Les yeux ronds de Saladin dévoraient les comestibles étalés derrière les carreaux d’un restaurant voisin, mais il était trop prudent pour courir la chance de perdre une occasion pareille en écoutant le cri de son appétit. Il chercha bien du regard un boulanger qui fût en vue de l’hôtel ; n’en trouvant point, il se résigna stoïquement à supporter la faim, plutôt que d’abandonner son poste.

Son point de départ était assurément assez vague. La somnambule de la rue Tiquetonne ne lui avait pas dit autre chose, sinon qu’une grande dame semblait prête à dépenser des sommes considérables pour retrouver un petit bracelet sans valeur. Un seul nom avait été prononcé, celui du jeune Hector de Sabran. Quant à la grande dame, Saladin n’avait aucun motif assuré de penser qu’il fût réellement à la porte de sa demeure ; et à supposer même que l’hôtel fût réellement à elle, Saladin n’en pouvait conclure que la maîtresse de l’hôtel fût justement la Gloriette, c’est-à-dire madame la duchesse de Chaves.

D’un autre côté, cet incident du prétendu millionnaire qui l’avait heurté tout à l’heure en passant, n’acquérait de valeur que si l’hôtel d’en face appartenait bien véritablement aux Chaves.

Toutes ces choses tournaient dans un cercle vicieux.

Et pourtant Saladin, à mesure que les minutes s’ajoutaient aux minutes, sentait grandir en lui une conviction profonde. Il avait beau se gourmander lui-même et se dire qu’aucun fait positif n’étayait son espoir ; ce n’était plus de l’espoir qu’il avait, c’était presque une certitude.

Il était aux environs de midi quand le comte Hector avait renvoyé sa voiture devant la porte de l’hôtel. Deux heures sonnèrent à une horloge voisine.

Saladin se dit résolument :

— On passera la nuit s’il le faut. On a le temps.

Il ajouta :

— Mon bonhomme noir n’a pas eu la même patience que moi ; il s’est lassé de faire faction.

L’allée en effet était vide derrière lui.

Mais un cigare à moitié fumé tomba aux pieds de Saladin. Il leva la tête instinctivement et vit briller deux gros yeux derrière les persiennes entrouvertes d’une fenêtre de l’entresol.