Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
331
L’AVALEUR DE SABRES

Au bout de dix minutes, Similor revint avec cet air triomphant qu’il avait même les jours où il était battu.

— Fait ! fit-il. Monsieur le comte Hector est un jouvenceau très joli, qui a été bien fâché quand il a su qu’on avait levé chez nous trois paires de bottes vernies à son nom.

— Tu es bien sûr de le reconnaître ?

— Quant à ça, oui.

Saladin le fit asseoir sur un banc en face de l’entrée du Grand-Hôtel, et s’y plaça près de lui.

— Veille aux voitures qui vont sortir, dit-il.

Après une demi-heure d’attente, un jeune homme très élégant sortit de l’hôtel, non pas en voiture, mais à pied.

— Voilà ! dit aussitôt Similor ; pas vrai qu’il est mignon, monsieur le comte ?

Il voulut se lever, Saladin l’arrêta. Ce fut seulement lorsque Hector de Sabran eut fait une cinquantaine de pas en remontant vers la rue de la Chaussée-d’Antin que Saladin commença à le suivre, en disant :

— Quand même il faudrait le filer toute la journée, on saura ce qu’on veut savoir.

La première étape ne fut pas longue ; monsieur le comte se rendit tout simplement au café Désiré pour lire les journaux et prendre son chocolat.

Saladin était tout guilleret. Comme Similor, dont la curiosité s’exaltait, demandait des explications avec insistance, Saladin lui toucha la joue paternellement et lui dit :

— Ma vieille, c’est une invention délicate et de longueur ; on versera plus tard dans ton sein les confidences indispensables. En attendant, tu as un rôle, sois à la hauteur de la mission que je vais te confier.

La mission consistait à faire le tour du pâté de maisons pour se poser en sentinelle à l’autre entrée de la maison Désiré, dans la rue Le Peletier, tandis que Saladin resterait à la porte donnant sur la rue Laffite.

— Comme ça, dit-il, on ne pourra pas le manquer. Voilà la consigne : s’il sort de ton côté, tu le files, quand même il irait aux antipodes ; tu marques toutes les maisons où il s’arrêtera, et tu viens me faire ton rapport.

— Mais à quoi peut-il nous être bon, ce jeune premier-là ? demanda Similor.

— Tu le sauras un jour, et ce sera ta récompense : au galop !

Monsieur le marquis de Saladin, resté seul, se promena de long en large sur le trottoir opposé. Les coulissiers, ses honorables confrères, qui abondent dans ce quartier, le reconnurent sans doute, mais respectèrent sa méditation, pensant :

— Il avale un sabre pour son déjeuner, le marquis ! Ce ne sera pas encore demain qu’il fera concurrence à la maison Rothschild.

Saladin ne rêvait peut-être pas de faire jamais concurrence à la maison Rothschild, mais son imagination agréablement surexcitée lui montrait un coffre-fort large, profond et solide, tout plein de rouleaux d’or et de billets de banque, protégé par la plus compliquée de toutes les serrures de sûreté.

Après une heure d’attente, pendant laquelle son estomac à jeun lui parla plusieurs fois, il vit sortir un garçon de la maison Désiré qui courut