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LES HABITS NOIRS

— Et la dame ? demanda Saladin à qui l’échappé de collège importait peu.

— Nisquette ! répondit madame Lubin ; ça ne donne pas volontiers son nom et son adresse. On doit revenir dans trois jours, et si j’avais quelque chose de nouveau auparavant, je dois le faire savoir au petit comte Hector, Grand-Hôtel, appartement no 38. On a laissé trois louis.

Quand Saladin se trouva seul dans la rue après avoir quitté madame Lubin, il était ému comme à l’approche d’un grand événement. Il rentra chez lui et passa une nuit blanche à creuser son affaire, semblable à l’avocat qui repasse ses dossiers la veille de l’audience.

Le lendemain matin il sortit avec Similor, qui le questionna en vain sur sa préoccupation. Il ne lui dit pas une parole jusqu’à l’angle du boulevard et de la rue de la Chaussée-d’Antin. Arrivé là, il lui mit la main sur l’épaule.

— C’est pour monter une petite mécanique, commença-t-il d’un air dégagé. Ce n’est pas grand-chose, mais il faut que ce soit mené joliment. Tu vas entrer au Grand-Hôtel, ici près, et tu vas demander monsieur le comte Hector de Sabran.

— Monsieur le comte Hector de Sabran, répéta Similor pour se mettre le nom dans la tête.

Saladin lui tendit un carré de papier où il avait écrit lui-même : Comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel.

— Ce jeune homme, continua-t-il, est au no 38, tu frapperas à sa porte. Si c’est lui qui t’ouvre, tu lui diras : « Est-ce à monsieur Ginguenot que j’ai l’honneur de parler ? »

— Comme dans les vols au bonjour ? interrompit Similor.

— Juste ! Mais c’est une opération de commerce en tout bien tout honneur. Si c’est au contraire un domestique qui se présente ; tu demanderas monsieur le comte.

— Tiens, tiens, dit Similor, pourquoi ça ?

— Parce qu’il faut que tu voies monsieur le comte en personne ; ta mission n’a pas d’autre but que de le bien voir pour le reconnaître plus tard.

— Tiens, tiens, répéta Similor, tu m’intéresses… après ?

Saladin poursuivit :

— On te fera entrer, tu regarderas le jeune homme, tu prendras l’air bien étonné et tu diras : Pardon, ce n’est pas vous, c’est monsieur le comte Hector que je demande.

— Il me répondra : « Mais c’est moi qui suis le comte Hector ! »

— Et tu riposteras : « Alors, je suis volé ! » Tu tireras ta révérence et tu disparaîtras, à moins qu’on ne te demande des explications.

— Auquel cas, s’empressa de dire Similor, j’expliquerai comme quoi un particulier est venu à la boutique acheter ceci ou cela en se faisant passer pour monsieur le comte. Ça n’est pas malin, après ?

— C’est tout. Marche.

Similor entra sous la voûte du Grand-Hôtel. Saladin avait eu soin de lui faire faire toilette, et d’ailleurs le Grand-Hôtel n’est pas à l’abri de recevoir de temps en temps quelques figures hétéroclites.

Saladin croisa sur le boulevard en l’attendant.