Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
328
LES HABITS NOIRS

Il y avait un homme qui avait proposé des primes pour activer la recherche de l’enfant, et cet homme s’appelait le duc de Chaves.

Saladin ne demanda plus rien et cessa de rôder dans le quartier Mazas.

Depuis lors il s’assit en face de cet unique problème : retrouver le duc de Chaves. Ses premières investigations le convainquirent d’un fait qu’il avait deviné : le duc de Chaves était puissamment riche.

Mais il avait quitté la France avec toute sa maison au mois de mai 1852, et Saladin, malgré toute sa diplomatie, n’avait aucun moyen d’explorer le Nouveau Monde où monsieur le duc s’était rendu.

Il patienta sans abandonner un seul instant son rêve. Le temps remplace l’outil. Un prisonnier peut desceller une pierre de taille avec un clou et couper un barreau d’acier avec un cheveu, s’il y met le temps.

La confrérie des artistes en foire, sans être organisée comme celle des francs-maçons, a des tenants et des aboutissants qui allongent parfois son pauvre bras jusqu’aux confins de l’univers. Tel hardi virtuose du trapèze traverse parfois l’océan, et l’homme à la poupée alla, dit-on, une fois jusqu’à la Nouvelle-Galles du Sud porter aux Australiens le bienfait de la ventriloquie.

Après des années de vains efforts, Saladin eut tout d’un coup les renseignements les plus complets sur cet inconnu, ce grand du Portugal de première classe, ce duc, parent de la maison royale de Bragance, dont il avait tout bonnement résolu de se constituer l’héritier.

Monsieur le duc de Chaves était marié en secondes noces à une Française qui avait le mal du pays. Il prenait ses mesures pour opérer la vente des immenses domaines qu’il possédait au Brésil, dans la province de Para, et songeait à revenir en Europe.

Ce fut un jour solennel dans la vie de Saladin ; l’horizon fantastique de son plan se rapprochait à vue d’œil. Dans le paroxysme de sa joie il commit sa première et sa dernière imprudence.

Jusqu’alors il avait agi sur le cœur et l’imagination de Saphir au moyen de leviers, parfaitement appropriés à l’état intellectuel de la jeune fille. Ce n’était pas un amoureux que cet utilitaire Saladin, mais ç’aurait pu être un suborneur, s’il y avait vu son intérêt. Son affaire se présentait à lui, en ce temps-là sous la forme d’un mariage entre lui et l’héritière unique de monsieur le duc de Chaves. Pour en arriver là, il fallait se faire aimer ; Saladin n’en était pas à entamer cette besogne, et s’il n’avait pas choisi pour entraîner sa future amante des lectures plus enflammées que les pages enfantines écrites par le citoyen Ducray-Duminil, c’est qu’il était prudent d’abord, et qu’ensuite il n’était pas très fort en littérature.

N’oublions pas d’ailleurs qu’il s’attaquait à une enfant, et qu’entre tous les produits du génie humain, Alexis ou la Maisonnette dans les bois, Victor ou l’Enfant de la forêt et autres sont les plus propres à exalter les imaginations naïves dans la question des mères perdues et retrouvées.

Saladin était, comme tous les mauvais sujets honoraires, timide et gauche, par conséquent brutal, quand il se contraignait lui-même à montrer de la hardiesse.

Souvenons-nous en outre qu’à l’âge de trente ans il ne devait point avoir de barbe.

Tant qu’il parla de la sainte que Saphir voyait en rêve, de la mère