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L’AVALEUR DE SABRES

qu’une clairvoyance plus ou moins exagérée qui donne à la vanité malade les apparences de la modestie. Saladin déguisé purement et simplement en homme du monde n’eût été qu’un comique d’assez bas étage, mais Saladin trouvant l’occasion de jouer au rose-croix bénéficiait de son ridicule même.

Les grandes douleurs sont crédules, les grandes passions sont superstitieuses. En face d’elles, il n’est souvent rien de tel que d’avaler des sabres. Tous les charlatans savent cela.

Il y a d’ailleurs dans le monde des choses plus faciles à exécuter par un sauvage que par un homme du monde, par cette raison toute simple que les aveugles ne sont jamais sujets au vertige.

Saladin devait réussir ; il n’avait aucune des fantaisies qui allongent la route, aucun des besoins qui barrent le chemin. Il était très sobre, et ce frémissement qui fait vibrer la jeunesse à l’aspect d’une femme lui était complètement inconnu. Il n’allait pas par sauts et par bonds, son allure était l’amble qui dure, et il avait pour se tenir en haleine cette fièvre froide des vrais avares qui n’ont d’autre but que la possession même.

Saladin désirait l’argent pour l’argent ; c’était un calculateur étroit, un ambitieux sage qui voulait amasser d’abord, pour arrondir ensuite son pécule, le doubler, le tripler, et ainsi de suite.

Ces avares naïfs deviennent rares ; ils sont dangereux en ce qu’ils grattent leur trou avec une lenteur acharnée, comme le ver qui a raison du bois le plus dur ou la vrille qui perce jusqu’au fer.

Sa force était dans ce fait énoncé par lui-même et qui résumait l’exacte vérité : il n’avait jamais eu qu’une idée depuis l’âge de raison. Il suivait une affaire, romanesque au début, mais à laquelle sa persistance donnait une base réelle. Il avait travaillé en vue de cette affaire et non pas pour autre chose. Sa conduite vis-à-vis de mademoiselle Saphir, calculée avec une audacieuse prudence, se rapportait à son affaire. Dans les premières années qui suivirent l’enlèvement de Petite-Reine et alors que personne ne faisait attention à lui, il avait trouvé moyen de quitter plusieurs fois la baraque et de pousser des pointes jusqu’à Paris, accomplissant pour cela de véritables voyages.

C’était ici son élément : la petite ruse, le travail de furet. Il avait battu le quartier Mazas pouce à pouce, et, bien sûr de n’être pas reconnu, il était parvenu à savoir, par les voisins, par madame Noblet, par les bas employés du bureau de police, tout ce qui se pouvait apprendre au sujet de la Gloriette : son nom, le genre de vie qu’elle avait mené, son départ mystérieux, et jusqu’au nom, que personne ne savait, de l’homme qui l’avait enlevée.

Ceci était le principal, et c’était un chef-d’œuvre d’induction. Saladin avait un souvenir très vif de l’étranger qui l’avait arrêté au guichet de la rue Cuvier le jour du vol de l’enfant. D’après les récits des voisins, il ne doutait pas que cet homme fût l’auteur de l’enlèvement. Pour savoir son nom, il dépensa une semaine et tout l’argent qu’il avait à désaltérer le garçon de bureau du commissaire. Celui-ci ne pouvait lui apprendre ce qu’il ignorait lui-même, mais, à force de l’interroger, Saladin finit par tomber sur le mot de l’énigme.