Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
326
LES HABITS NOIRS

Saladin lui serra le bras fortement, et dit :

— Rentrons à la maison, ma vieille, j’avais peur de me tromper. Maintenant l’affaire est dans le sac, et nous sommes riches.


XX

Saladin reconnaît l’ennemi


Nous n’avons pas d’autre prétention que d’offrir Saladin au lecteur comme un animal très curieux, pris sur le fait avec ses côtés défaillants et ses côtés puissants. Il venait de la foire, ce pays joyeux et gouailleur ; il n’était ni gouailleur ni joyeux.

Ces bonnes gens à l’aspect grotesque à qui nous avons coutume de jeter en passant un regard distrait et dédaigneux vivent dans un milieu pauvre, mais qui participe à la féerie. Neuf sur dix parmi eux croient pour un peu à leurs paillettes.

Saladin ne croyait à rien, et cependant il subissait avec une certaine énergie l’effet rétrospectif de l’oripeau. Il avait gardé, il devait garder toujours cette puérile vanité qui est un peu la maladie de tous les comédiens. Vous l’eussiez passé à la lessive sans lui enlever l’emphase qui est l’éloquence même des tréteaux.

Il se croyait pétri d’esprit et ne se trompait pas tout à fait ; il avait du moins l’esprit d’intrigue au plus haut degré, la patience et la volonté.

C’était un petit homme, mais il y avait en lui quelque chose de tranchant comme l’éperon qui taille le chemin des navires dans les glaces.

Soit pendant qu’il était encore dans l’établissement Canada, soit depuis qu’il l’avait quitté, le travail solitaire opéré par lui peut sembler énorme, malgré son résultat incomplet. Il s’était fait à lui-même une éducation, mal dirigée sans doute et mal conduite, mais qui comprenait, en somme, tout ce qu’un civilisé doit savoir. Il était allé plus loin, ne doutant de rien comme tous ceux qui n’ont pas la plus légère idée des choses, il s’était imaginé qu’on pouvait connaître le monde en regardant autour de soi. Cette vérité que le monde n’est visible que d’un certain point, sous un certain angle et à travers un certain milieu, échappe à beaucoup de gens plus expérimentés que Saladin.

J’ai lu parfois dans les livres des descriptions de salons qui semblaient avoir été écrites en foire.

La prétention principale de Saladin, après tant d’efforts, était d’être un homme accompli au point de vue du monde. Il se comparait en lui-même à Alcibiade, pouvant parler toutes les langues et jouer tous les rôles ; et, comme il s’observait lui-même sans cesse, il mesurait avec orgueil les différences de son langage quand il causait avec Similor, par exemple, ou quand il posait en sorcier dans le boudoir de Mme la duchesse de Chaves — car Saladin avait franchi le seuil d’une grande dame, et il était sorti vainqueur de cette épreuve.

L’aplomb consiste à ne pas voir les ridicules qu’on a. La timidité n’est