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L’AVALEUR DE SABRES

— Avec un rien de moustache…, commença Similor.

— À quoi bon ? interrompit monsieur le marquis. J’ai passé trois fois devant Cologne, j’ai allumé mon cigare à la pipe de Poquet, et ils ne m’ont pas reconnu.

— Et mademoiselle Saphir ?

— J’ai trouvé mademoiselle Saphir comme elle sortait de la messe basse à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou ; je lui ai offert mon bras, elle m’a dit : « Passez votre chemin. » Je me suis nommé. Elle m’a regardé par deux fois, puis elle a murmuré : « Vous êtes bien changé depuis le temps ! » Je crois qu’elle avait quelque chose pour moi malgré tout, et que nous sommes tous les deux de même, ne sachant pas si nous avons envie de nous embrasser ou de nous mordre. Je lui ai défilé mon chapelet : des choses claires comme le jour et qui auraient séduit une momie. Elle m’a laissé aller jusqu’au bout, et puis elle m’a quitté le bras en me disant encore : « Passez votre chemin… »

Il soupira et ajouta :

— Ça vient de ce que je n’ai pas pu lui lâcher le secret tout entier.

Il était environ huit heures du soir. La voiture descendait vers les boulevards. Saladin posa sa main sur le bras de Similor et lui dit :

— Toi, tu vas comprendre ça : il y a dans Paris une femme à qui j’ai volé son enfant pour cent francs ; elle était dans ce temps-là très pauvre et pour ravoir sa fille elle ne pouvait donner que son sang.

— Et tu n’avais pas besoin de son sang, dit Similor en affectant de railler.

— Tais-toi, dit pour la troisième fois le jeune homme, dont la voix tremblait d’émotion, le hasard arrange des machines qu’on n’inventerait pas. La femme dont je parle a épousé un duc dix fois millionnaire. Depuis quatorze ans, dans la sphère nouvelle où la fortune l’a placée, elle n’a pas passé une heure sans songer à sa fille, sans chercher sa fille, sans promettre à Dieu, aux saints et aux hommes sa richesse et sa vie en échange de sa fille ! C’est une passion, c’est une folie qui grandit avec le temps.

— Et Saphir est sa fille ? demanda l’ancien saltimbanque qui ne respirait plus.

Le fiacre avait traversé le boulevard et s’engageait dans la rue de Richelieu.

Au lieu de répondre, Saladin donna l’ordre au cocher d’arrêter.

— Si j’avais dit à Saphir : vous êtes sa fille, murmura-t-il, je n’avais plus rien pour la tenir… Non, j’ai dû chercher autre chose.

Il descendit et Similor le suivit.

Tous deux s’arrêtèrent devant un magasin de modes, situé non loin de la rue Saint-Marc.

— Regarde, dit Saladin, la troisième jeune personne à droite… la blonde… la vois-tu ?

— Je la vois.

— À qui ressemble-t-elle ?

Similor hésita un instant, mais, la jeune fille ayant levé les yeux de son ouvrage pour regarder aux carreaux, il frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria :

— Parole sacrée ! elle ressemble à mademoiselle Saphir !