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L’AVALEUR DE SABRES

— Parce qu’il aurait fallu épouser quelqu’un que je connais bien ?

— Peut-être. Cette fille-là est aussi bête que belle. Si j’avais pu lui dire mon secret tout entier, je l’aurais eue à mes genoux… mais voilà tantôt quatorze ans que je monte ma mécanique, mon affaire, ma seule affaire, qui a commencé par les cent francs que tu m’as volés comme un imbécile, et qui finira par des coffres pleins d’or pour moi tout seul.

Saladin s’arrêta ; à vue d’œil, Similor devenait de plus en plus attentif.

— Cause, petiot, cause, dit-il humblement en voyant que monsieur le marquis ne parlait plus. Épanche-toi. Tu viens de le dire, à moins que ce ne soit moi : c’est comme si tu bavardais avec ton chien. Je serai discret à l’égal de la tombe.

D’un geste théâtral Saladin piqua son doigt au milieu de son front.

— Tout est là, dit-il. C’est réglé comme un papier de musique : les tenants, les aboutissants, le dessus, le dessous, je tiens l’opération dans ma poche !

Similor rapprocha son siège, mais Saladin qui le couvrait de son regard fixe et effronté ajouta :

— Ce serait de l’hébreu pour toi ; tu n’es pas de force à me comprendre.

Il y eut un silence pendant lequel Similor but deux bons verres de vin pour noyer sa rancune.

— Des fois, dit-il ensuite en tournant ses pouces, on ne mérite pas intégralement tout le mépris qu’on inspire. Je ne demande pas à être employé dans tes hauts calculs polytechniques, mais, s’il y avait un bout de rôle à trousser avec adresse, j’en ai, je crois, la capacité. Il est sûr que tu as ton idée, petiot ; tu viens de te révéler à ton père sous un aspect nouveau et intéressant. Je devine que la mère de mademoiselle Saphir est en jeu.

Saladin, à ce dernier mot, lui lança un regard si aigu que Similor éprouva comme un choc électrique.

— Touché ! pensa-t-il. Un joli coup droit.

Il ajouta modestement :

— Voilà ! En dehors de laquelle appréciation je n’y vois goutte, petiot, et tu gardes la totalité de ton secret.

L’expression de crainte qui était dans les yeux de Saladin s’effaça peu à peu. Sans doute il avait fait un retour sur lui-même, mesurant avec orgueil l’immense supériorité qui le séparait de son père. Il prit un air majestueux et clément.

— Papa, dit-il, je ne prétends pas que tu sois incapable de me donner un coup d’épaule à l’occasion. J’ai préparé l’affaire tout seul, largement et complètement, mais pour l’exécution il me faudra des aides, et c’est toi qui me les fourniras.

— Bravo ! s’écria Similor.

Monsieur le marquis lui tendit la main avec bonté au travers de la table.

— As-tu conservé des relations avec les Habits Noirs ? demanda-t-il en baissant la voix malgré lui.

— Non, répondit l’ancien saltimbanque, j’ai cherché et je n’ai pas trouvé. J’ai idée que la confrérie est allée à vau-l’eau.

— Tu te trompes, murmura monsieur le marquis.