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LES HABITS NOIRS

d’argent qu’il devait à la sollicitude de sa mère. Il avait ainsi perdu tout à fait l’accent allemand, et s’était fait une réputation de brillant cavalier dans diverses cours de l’Europe.

Malheureusement sa mère avait fini par succomber aux cruautés de son méprisable époux, lequel avait coupé les vivres à Frantz de Rosenthal.

— Ce n’est qu’une éclipse momentanée, disait en finissant le valet de chambre qui s’appelait Meyer. Notre bourreau n’est pas immortel, et d’après l’ordre imprescriptible de la nature, monsieur le marquis est appelé sous peu à jouir d’une fortune territoriale supérieure à l’apanage de la plupart des princes.

Je ne voudrais pas affirmer que Paris soit incapable de se laisser prendre encore à des plaisanteries de ce genre : on y vole beaucoup à l’américaine ; mais notre ami Similor, sous son nom tudesque de Meyer, avait gardé à un si haut degré l’accent du vieux gamin de Paris, embelli par l’emphase du bonisseur en foire, que la confiance eût été véritablement sans excuse.

Il avait son genre d’esprit, ce malheureux Similor, il était habile à sa manière, et certes les préjugés ne le gênaient point : mais la chance lui manquait, selon son expression, excepté auprès des dames.

Monsieur le marquis de Rosenthal ne le traitait pas toujours, du reste, avec la déférence qu’on doit à un ancien serviteur. On avait vu le vieux Meyer jeté dehors, après une querelle où il avait soutenu peut-être son opinion un peu trop vivement, passer la nuit à la belle étoile ou dans ces cabarets secourables du quartier des halles qui ne ferment jamais.

Mais il revenait le lendemain matin, et son jeune maître n’avait pas tout à fait mauvais cœur, puisqu’il le reprenait toujours.

D’autres fois, il est vrai, des fournisseurs entrant à l’improviste avaient surpris monsieur de Rosenthal et son Meyer assis à la même table et fumant et trinquant fraternellement.

Il en était ainsi ce soir — un soir du mois d’août 1866 —, au moment où nous entrons dans le domicile modeste où végétait monsieur le marquis, en attendant l’immense héritage de ses pères.

C’était une chambre mansardée, située dans la rue Neuve-Saint-Georges et meublée assez proprement. Deux autres petites chambres complétaient un appartement de sept cents francs par an, sur le loyer duquel monsieur le marquis devait trois termes.

La table était servie, c’est-à-dire qu’il y avait sur un journal financier, servant de nappe, diverses bribes de charcuterie, un morceau de fromage, du pain et deux litres de vin sans bouchons.

Meyer-Similor mangeait, le marquis Saladin de Rosenthal se promenait lentement de long en large, les mains croisées derrière le dos.

C’était maintenant un homme de vingt-huit à trente ans, mais sa taille grêle lui gardait une apparence plus jeune ; il était de ceux qui, plutôt grands que petits, n’ont pas l’air d’atteindre à la taille moyenne. Bien des gens l’auraient trouvé fort joli garçon ; il avait des cheveux abondants, d’un noir luisant, qui coiffaient bien un front assez vaste et plus blanc que l’ivoire. Son nez était droit et mince, sa bouche trop large avait une certaine grâce dans le sourire, mais le regard de ses yeux, ronds comme ceux des oiseaux, produisait un effet pénible, aussi bien que la blancheur particulière de sa peau, où nulle trace de barbe ne paraissait.