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L’AVALEUR DE SABRES

— Hector ! c’est Hector !

C’était Hector, en effet, le comte Hector de Sabran.

Il accompagnait, sur la route de Paris, M. le duc et Mme la duchesse de Chaves.


XIX

Le marquis Saladin


Saladin n’avalait plus de sabres autrement qu’au figuré. Il avait fait ses débuts sur ce grand théâtre où depuis si longtemps il rêvait sa place marquée. Il était — négociant — à Paris.

Les négociants comme lui abondent tellement dans la capitale des civilisations modernes que j’éprouve une sorte de pudeur à spécifier le commerce qu’il faisait.

Il était faiseur comme Mercadet, mais faiseur d’assez bas étage, et n’avait pu jusqu’à présent percer sa coque de coulissier.

Il était connu, pourtant, trop connu aux abords de la Bourse et devant le passage de l’Opéra, où ce Marseillais qui classe les petits loups-cerviers disait de lui :

— Il a du bagou, du feu ; il piaffe bien, mais on dirait toujours qu’il avale des sabres.

Ce Marseillais a donné des surnoms à trente ou quarante diplomates véreux dans Paris. C’est sa spécialité. Le sobriquet d’avaleur de sabres, d’autant plus curieux que personne, sur le boulevard, n’avait connaissance de l’ancien métier de monsieur le marquis, lui resta.

J’avais oublié de dire que Saladin, par une de ces maladresses qui gâtent les habiletés de théâtre et de province, s’était fait marquis. C’était de trop. Un marquis brocanteur n’inspire de confiance que quand il escamote des millions.

Et Saladin n’en était pas là. Il opérait petitement, demeurait au cinquième étage et n’avait qu’un seul luxe : son valet de chambre.

C’était un valet de chambre assez laid et déjà vieux qui traînait sa livrée trop mûre dans tous les cabarets borgnes du quartier Montmartre. Il était beau parleur, presque autant que son maître, dont il racontait la romanesque histoire à tout venant.

Le jeune marquis de Rosenthal était, selon son éloquent valet de chambre, le rejeton d’une antique famille d’Allemagne. La description du château à tourelles, à donjon et à pont-levis, où monsieur le marquis avait reçu le jour, durait dix minutes.

L’histoire variait souvent dans ses détails, mais le thème restait à peu près celui-ci :

Monsieur le marquis avait eu une jeunesse malheureuse à cause de son amour pour sa mère, illustre Polonaise victime d’un mari prussien. Son père l’avait chassé dès l’âge de quatorze ans, et le jeune Frantz de Rosenthal avait dès lors parcouru l’Europe, soutenu par des envois