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LES HABITS NOIRS

billets doux, mais rarement la seconde et n’allait jamais jusqu’à la signature.

— Hector m’a déjà dit tout cela, pensait-elle.

Et chaque amoureux nouveau lui faisait penser à Hector.

Il y avait dans l’une des missives d’Hector une de ces phrases banales que les jeunes filles prennent à la lettre :

« Quand même un sort cruel, disait le collégien, nous séparerait pendant des années, votre souvenir vivrait toujours dans mon cœur et jamais je ne cesserais de vous adorer. »

Le sort cruel ne les avait réunis qu’une fois depuis trois ans. Ce à quoi s’était occupé le cœur de monsieur Hector pendant ces trois ans, je ne saurais vous le dire, mais il est certain qu’aujourd’hui, par cette tiède et lumineuse soirée d’été, mademoiselle Saphir avait des larmes dans les yeux en contemplant la photographie de monsieur Hector.

Ses lèvres roses, qui s’entrouvraient comme le calice d’une fleur, laissaient tomber des paroles dont elle n’avait point conscience.

Elle disait :

— Paris ! si je retrouvais ma mère à Paris, et s’il connaissait ma mère ! car c’est un comte et ma mère est peut-être une grande dame.

La route de Versailles à Chartres, dans un paysage remarquablement beau, passe sous l’aqueduc de Maintenon, et tout de suite après rencontre une large allée qui conduit en forêt.

Saphir ne regardait pas le paysage. Il est diverses sortes de natures poétiques, ou plutôt l’élément poétique se modifie avec le temps chez les mêmes natures. Saphir n’en était pas encore aux émotions que fait naître la vue d’une belle campagne. Saphir restait prise par les lettres et par le portrait.

Tout à coup un grand bruit de roues se fit dans l’avenue qui descendait en forêt, et juste au moment où l’arche Canada passait au trot solennel de ses percherons, une élégante calèche découverte tourna au galop l’angle de la route.

Dans la calèche, qui portait un écusson timbré de la couronne ducale, il y avait une femme jeune encore et d’une beauté si attrayante que Saphir, pour l’avoir seulement entrevue, bondit à la fenêtre de son réduit.

Auprès de la jeune femme emportée par le galop de ses chevaux et qu’on n’apercevait plus déjà que par-derrière, donnant ses cheveux blonds au vent sous l’abri de son ombrelle blanche, s’asseyait un homme d’un certain âge à la figure fortement basanée, qui se tenait immobile et droit. Ses cheveux très noirs et sa barbe de même couleur étaient chinés de plaques grisonnantes.

Saphir vit tout cela et le remarqua je ne sais pas pourquoi. Elle ne l’aurait pas si bien remarqué si son regard fût tombé tout de suite sur un beau et fier jeune homme à cheval qui caracolait de l’autre côté de la calèche, causant et riant avec la grande dame.

Dès que mademoiselle Saphir eut aperçu ce jeune homme, elle ne vit plus rien ; sa joue devint pâle comme le marbre, ses mains blêmies se joignirent et elle tomba faible sur ses genoux en balbutiant :